Marcel a une tête d'assassin. C'est une certitude. Et, s'il ne s'en est pas encore rendu compte, cette nuit-là va lui enlever tout espoir qu'il en soit un jour autrement.
À la fac de lettres, une fête de fin d'année est organisée, conviant tous les étudiants à clore leurs études dans la bonne humeur et la danse. Marcel a tenté une licence de Lettres et soupçonne qu'on lui a donné le diplôme juste pour le voir disparaître au plus vite. Ses notes s'avérant laborieuses, il ne s'explique pas autrement sa réussite. Or, cette petite sauterie s’avère n'être rien d'autre qu'un bal masqué. Marcel y voit, sans tarder, une chance exceptionnelle d'enfin se fondre dans la foule. Une fois déguisé, personne ne sera plus effarouché par son air étrange. Il pourra alors se laisser aller à l'échange, au contact, à la conversation, à cette libération que lui offrira enfin l'anonymat. Marcel prend un soin particulier à choisir son costume. Pour défier le mauvais sort, il opte pour un déguisement de chérubin. Une aube d'un blanc immaculé, assortie d'une paire de sandales dorées épurent sa silhouette. Dans son dos, une belle paire d'ailes duveteuses lui donne l'allure céleste qu'il n'est jamais parvenu à obtenir dans la vie. L’accessoire indispensable à Marcel, c'est le masque. Le faciès en plastique d'un angelot joufflu et joyeux fait soudain disparaître sa triste figure de psychopathe. Lorsqu'il dépose sur son crâne une auréole légère, le jeune homme sent son cœur s'emballer d’excitation. Il va pouvoir conquérir le monde !
Le soir même, lorsque Marcel arrive ainsi métamorphosé, la fête bat déjà son plein. Il croise des êtres étranges, anachroniques, dissimulés sous des costumes loufoques plus ou moins historiques. On ne reconnaît personne et c'est un soulagement pour Marcel. Malgré tout, qu'il est difficile de pénétrer cette foule hurlante et bariolée ! Notre Chérubin se glisse sur la piste de danse et tente de faire bouger son corps maladroit. Autour de lui, Jules César, un clown, Pinocchio et Nicolas Sarkozy s'ébrouent furieusement. Marcel se laisse aller et sent le vertige du plaisir l'envahir pour la première fois. Il a envie d'audace, de délire et, pourquoi pas, de folie ! Il a envie d'amour, de conquête. Il a envie d'étreindre une femme.
Une princesse aux cheveux blonds, enveloppée d'une belle robe turquoise le fixe depuis un moment. Marcel s'avance vers elle, timidement. Il lui tend les bras et la princesse vient s'y loger délicieusement. Notre Chérubin est aux anges. Jamais il n'a ressenti une telle extase. Il danse avec une jeune fille qui s'offre, douce et tiède, et qu'il peut enlacer délicatement tout son saoul.
Toute la soirée, Marcel gardera sur son cœur une princesse bleue. Mais au moment d'échanger quelques mots, le jeune homme est gêné par son masque qui étouffe ses paroles. Il est contraint de l'enlever pour répondre à sa danseuse qui lui demande son nom. Sous les lumières intermittentes des projecteurs, le Chérubin révèle soudain son vrai visage. Et cette vision quasi surnaturelle a un effet dévastateur sur la princesse. Le cheveu écrasé, la peau brillante, pas de doutes : la tête d'assassin est bien là, mise en évidence, implacable, insoutenable. La princesse, effrayée, recule en bredouillant des sons incompréhensibles. Elle est aussitôt avalée par la foule salvatrice. Marcel, pantelant, a envie de mourir. Cette maudite tête d'assassin, il a envie qu'on la lui tranche. Cette maudite tête d'assassin, il a envie qu'on la lui change !
Prochain épisode dans notre édition du 23 février
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