Trois ans déjà. Trois ans qu’il évoluait dans un film hollywoodien, dans des décors d’apocalypse où les gens tombaient par dizaines, à toute heure de la journée. Il avait gravi encore un échelon de l’échelle de Jacob, mais cette échelle-là ne menait pas au ciel. Ici la médecine n’était plus affaire de compétences, mais de chance, de circonstances, de chronomètre. On euthanasiait parfois, on amputait beaucoup, on priait, mon Dieu, qu’est-ce qu’on priait !
Grâce au courage des humanitaires, et à leur bonne fortune, si l’on peut dire, du matériel et des médicaments parvenaient parfois à entrer dans la ville. Julien avait investi l’aile ouest de ce qui restait de l’hôpital ; il y entassait des malades – car dans ce contexte de guerre certains avaient quand même le mauvais goût de tomber malade. Ses ambitions n’étaient plus celles qu’il avait en France : le cent pour cent de guérisons en objectif idéal était tombé à quarante pour cent, ce qui était déjà beaucoup. La plupart des patients étaient soignés aux analgésiques et aux sourires bienveillants. Et il faut bien admettre que cela marchait parfois. Cela marchait souvent, même, si l’on tenait compte de l’objectif vraiment revu à la baisse.
C’est un samedi matin qu’on amena Bilal. Un jeune adolescent qui n’avait jamais vu un iPhone de sa vie. Il était bon élève, jouait au foot, mais à présent, sans jambe droite, sa carrière de sportif était compromise. Il habitait un village à quelques kilomètres d’Alep. Quand le kamikaze avait explosé, il avait été miraculeusement éjecté, mais toute sa famille était restée avec sa jambe droite. Il faisait à présent partie des patients de l’aile ouest qui ne souriaient plus.
Mais Julien s’était attaché à ce gamin, et petit à petit, ils s’appuyaient l’un sur l’autre pour supporter la vie. La jeunesse aidant, Bilal eut vite la vitalité nécessaire pour faire quelques pas sur une prothèse rudimentaire. L’espoir renaissait, la rééducation serait encore longue, mais il était vivant, et c’était déjà un luxe.
– Où est-ce que j’irai quand je pourrai sortir ?
– Tu peux venir habiter chez moi. Ce n’est pas très confortable, mais tu t’y feras.
– Tu m’emmèneras en France un jour ?
La France. Julien y pensait parfois. Pour lui, il ne savait pas, mais pour Bilal, pourquoi pas. Pour que ce gamin puisse se rappeler ce que signifie dormir sur ses deux oreilles, être en sécurité. Pourquoi pas ?
– On verra quand tu marcheras plus vite. C’est loin la France !
On frappa à la porte.
L’infirmière dut insister lourdement pour que Julien la suive.
– Je crois que c’est important. Ce n’est pas la première fois que quelqu’un essaie de vous joindre, mais la liaison est mauvaise : dépêchez-vous.
– Bon, d’accord.
Et, se tournant vers Bilal :
– N’en profite pas pour décamper, hein ?
Le seul téléphone en état de marche était tout au bout du couloir, à l’entrée de l’autre bâtiment. La ligne grésillait, et Julien eut du mal à reconnaître la voix de son propre frère.
– Enfin j’arrive à te joindre ! J’ai une mauvaise nouvelle. C’est Marie. Tu sais, ses migraines… C’est plus grave que ça, beaucoup plus grave…
La conversation s’interrompit brutalement. Une bombe venait de tomber. Du bâtiment ouest, il ne restait rien.
Julien se laissa glisser au sol, brisé. Tout avait volé en éclats. De son travail ici ne restaient que poussière et fumée. Tout ce qu’il avait apporté à ses blessés, c’était un sursis de quelques jours, quelques semaines, sursis qui venait de s’évaporer dans un nuage d’amertume.
Avec la collaboration de
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#1 Des débuts prometteurs
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