La cérémonie fut grandiose, la soirée féerique. Plus Julien prenait d’engagements, et plus il se sentait libre. L’éternel écolier, trop vieil étudiant, faisait enfin partie de la vraie vie, celle qu’il s’était imaginée – voilà qu’il était dedans, pour de bon. Son épouse était plus belle que jamais, et elle était à lui. Les deux familles s’étaient déplacées en grand nombre, il était difficile de compter précisément les témoins de leur bonheur.
– Nous voulions vous faire un cadeau à la hauteur. Profitez-en maintenant, avant de vous laisser dévorer par votre travail et votre famille…
Marie ne put retenir un cri de surprise lorsqu’ils ouvrirent ensemble l’enveloppe qu’un de leurs amis venait de leur remettre au nom de l’ensemble des invités. Un voyage incroyable de deux mois à travers toute l’Afrique ! L’Afrique sauvage et mystérieuse, leur passion commune… Un peu réticent à partir aussi longtemps, Julien finit par capituler face à la joie de Marie, à laquelle il ne pouvait résister. Après tout, ses amis avaient raison : il fallait en profiter, et maintenant. Sitôt les dates arrêtées, ce voyage devint leur unique objet de conversation, leur unique obsession. Marie s’occupa de tout : les réservations, les bagages ; elle organisa toute la logistique avec une minutie qui ne tolérerait aucune mauvaise surprise, aucun incident imprévu.
Ces vacances-là seraient parfaites. Mais l’imprévu, par définition, n’en fait qu’à sa tête.
Il y eut le Burkina Faso, le Bénin, le Cameroun…
Il y eut Cheikha, Bocar, Youssef…
Il y eut le paludisme, le sida, le kwashiorkor…
Il y eut, peut-être, un peu de déformation professionnelle, et, sans doute, tout simplement, beaucoup d’humanité et de compassion. Marie rentra bouleversée. Julien, anéanti.
On les interrogea sur leurs vacances de rêve, on leur demanda des détails, des anecdotes, des photos…
On n’obtint pas grand-chose ; il faut comprendre, la fatigue, l’acclimatation, le retour à la civilisation, il faut qu’on se repose, on en parlera plus tard — oui, passez donc plus tard.
Plus tard, quand tout sera avalé, digéré, pansé. Panser le traumatisme d’avoir vu la réalité en face. Panser les yeux qui brûlent de s’être enfin ouverts, les mains tétanisées de n’avoir rien pu faire.
Aux urgences du CHU, Julien, à son retour, reprenait en charge des jambes cassées et n’arrivait pas à trouver cela grave. Mais non, c’est faux, c’est exagéré. Il faut rendre cette justice : au CHU comme ailleurs – comme partout dans le monde –, Julien était confronté parfois à l’indicible. Son métier, son rôle, son importance, rien n’avait changé. Alors pourquoi ne se satisfaisait-il plus de sourires de petites filles ? Qu’est-ce qui avait changé ? Lui. Lui qui revenait d’un voyage en enfer.
Le cœur plombé, il poussa la porte devant laquelle l’attendait Marie. Elle non plus ne souriait pas, mais elle avait le mérite d’essayer. Elle avait mal à la tête, elle s’en servait comme d’un prétexte pour ne pas réfléchir.
– Qu’est-ce qui t’arrive, qu’est-ce qui ne va pas ?
– Je viens d’avoir une illumination.
Marie sourit tristement, avec un petit pincement au cœur. Des illuminations, il n’en avait plus eu depuis leur retour, et dans ses yeux comme dans leur appartement, tout semblait éteint. Mais peut-être la petite flamme d’espérance était-elle en train de se raviver.
– Une illumination ? Eh bien, ça faisait longtemps !
– C’est que j’ai mûrement réfléchi, pour une fois. Et j’ai pris une très grande décision. Mais rassure-toi : si tu décides de ne pas me suivre, je comprendrai.
Prochain épisode dans notre édition du 15 juin
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#3 La réalité du terrain
#2 Prise de conscience
#3 La réalité du terrain
#4 Un pas de plus dans l’engagement
#6 L’espoir envers et contre tout
#5 L'ombre parmi les ombres
#1 Des débuts prometteurs
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