Assise sur le bord de la table de consultation, Lydie attendait sagement le rapport du médecin. Julien entra, le dossier entre les mains, prit place derrière le bureau et lut rapidement. Les résultats étaient conformes à ce qu’il attendait.
– Lydie, tu es guérie !
Annonce joyeuse et attendue, une formalité agréable pour terminer sa journée. C’était une petite patiente parmi d’autres, une petite infection parmi d’autres, pas plus grave qu’une autre, et personne ne s’était vraiment inquiété.
Et c’est pourtant là que tout changea.
Lydie tourna vers lui son petit visage criblé de taches de rousseur, et Julien sentit qu’il se passait quelque chose, une chose qu’il n’avait pas prévue, et qu’il n’attendait pas.
La vie de ce tout jeune médecin venait de basculer doucement. Pourquoi ici, dans ce CHU impersonnel où il faisait ses premiers pas, pourquoi maintenant précisément ? Il n’aurait pas su le dire. Mais c’était certain, quelque chose avait changé à ce moment-là, devant un éclatant sourire de dents de lait. Un sourire comme une révélation, comme une conviction. « Voilà, on y est, pensa-t-il. C’est ça, c’est pour ça que je fais ce métier. »
Des années de labeur, de fatigue, d’acharnement, de doutes parfois, et de découragement. Mettre sa vie au service de celle des autres, c’est le rêve qui le hantait depuis son enfance, et il s’était parfois demandé à quel moment il éprouverait enfin ce sentiment de devoir accompli. Il s’était imaginé, vieillissant, faisant le bilan de sa carrière, passant en revue quelques cas qui lui auraient valu la reconnaissance de ses pairs. Il s’était vu savourer le chemin parcouru, et voilà que là, à l’instant même, il découvrait beaucoup mieux que cela : il se voyait savourer le chemin sur lequel il venait tout juste de s’engager pour arriver, déjà, à ce trésor, cette quête inattendue : un sourire de dents de lait.
Julien avait le cœur léger en poussant la porte pour rejoindre Marie, qui l’attendait à l’extérieur. Ils se connaissaient depuis le lycée, et même s’ils avaient choisi des orientations différentes, les moments de doute et de découragement, ils les avaient vécus ensemble.
Assis dans un petit café, ils discutaient de choses et d’autres devant une limonade. Marie était fatiguée, essayait de ne pas parler boulot, c’était difficile. Et ce mal de tête qui ne la quittait pas ; non, excuse-moi, je ne devrais pas me plaindre, je sais bien que c’est plus difficile pour toi. À chacune de ses phrases, Julien opposait un sourire à toute épreuve, que rien ne pouvait effacer.
– Tu as l’air bien joyeux aujourd’hui, ça me fait plaisir de te voir comme ça.
– C’est que j’ai pris conscience de quelque chose d’important. J’ai eu une illumination !
Marie sourit tendrement. Des illuminations, il en avait tous les deux jours, au sujet de tout et n’importe quoi ; il avait la faculté de s’émerveiller de tout, de croire comprendre chaque détail de l’existence, au travers d’« illuminations » qui pouvaient prendre n’importe quelle forme, et le faisaient parfois partir très loin aux limites du cosmos. Malheureusement, bien peu lui permettaient de cerner ses attentes à elle, et c’est en vain qu’elle attendait une demande en mariage qui ne venait jamais.
– Une illumination, comme c’est original ! Et qu’as-tu découvert cette fois ? Et comment est-ce arrivé ?
– J’ai croisé aujourd’hui le plus beau sourire du monde, et j’ai réalisé que rien ne manquait à mon bonheur à part, peut-être, un anneau, là, à ton doigt.
Prochain épisode dans notre édition du 8 juin
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#5 L'ombre parmi les ombres
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