#3  Celle Qui Souffre

Une sueur glacée lui coule le long du dos. Lentement, Senedj recule sur le pont grinçant en bois de cèdre de la barge.

— Vois ta patiente, Senedj ! clame Imhotep. Vois celle que tu dois sauver, celle sur qui repose l’avenir du monde !

Là, au centre du navire, sur une table couverte d’offrandes et entourée d’une cohorte de pleureuses aux haïks blancs et de prêtres aux peaux de léopard, repose la patiente d’Imhotep. Une femme. Une femme à tête de lionne.

— Voici Celle Devant Qui le Mal Tremble, la Colère de Rê : Sekhmet, la Puissante !

Sur sa couche, Sekhmet rugit de douleur ! De sa gueule tourbillonnent les vents du désert, de son cri flétrissent les plantes, meurent les oiseaux, de sa douleur bouillonnent les eaux du Nil ! Sekhmet a mal, Sekhmet dépérit, et avec elle, dépérit l’Égypte. De ses membres puissants, la déesse se redresse sur son sceptre, disque solaire flottant au-dessus de sa tête, et pose son regard bestial sur Senedj. Elle feule, ses prêtres lui apportent un large bol d’un liquide rouge et épais qu’elle lape bruyamment. Reportant son attention sur Senedj, elle gronde, la gueule dégoulinante du fluide écarlate :

— Alors c’est lui que tu es allé chercher par-delà les Royaumes, Imhotep mon serviteur ? Sa voix gronde, tonne, frappe comme la charge de milles guerriers. Les nuages s’accumulent et l’orage menace.

— Oui, Mère, répond Imhotep en courbant la tête. Voici Senedj. Grâce à ses connaissances, nous pourrons te soigner.

Sekhmet se gratte le ventre de ses griffes noires.

— Senedj, hein ? Sais-tu comment s’écrit ton nom, en égyptien ? Un crocodile et un homme agenouillé… Senedj… Le Craintif… Dis-moi, Craintif, comment pourrais-tu m’aider ?

— Cr-craintif ?

Senedj recule, tremblant, bafouillant. Il se cogne à Imhotep qui le pousse légèrement en avant.

— Co-comment ne pas être craintif devant une déesse, se reprend-il, si elle-même est craintive devant la mort ?

Imhotep blêmit, un murmure parcourt l’assemblée. Les pupilles de Sekhmet s’écarquillent, ses moustaches se dressent… Et la déesse part d’un grand rire qui projette au sol les hommes du bateau.

— Hahaha, je t’aime bien, Senedj l’Effronté ! Finalement, tu n’as pas peur, c’est une qualité que j’apprécie… Je ne crains pas la mort, Senedj, je crains l’assassin ! Je crains la défaite ! Si je meurs, c’est l’Égypte qui mourra avec moi ! Et toi aussi… Médecin… Laissez partir la barge et toi, l’Effronté, commence ton œuvre pour ta déesse, gronde Sekhmet en s’allongeant.

Ses yeux se ferment, les nuages se dissipent, la tension électrique qui habitait l’air disparaît, et Sekhmet se rendort, paisiblement. Les épaules de Senedj se relâchent, il respire enfin normalement. Un liquide chaud lui humecte les lèvres, il se rend compte que son nez saigne.

— C’est bon, dit Imhotep en s’approchant, au moins elle ne t’a pas arraché la tête comme aux autres !

— Tu veux dire que… ?

— Commençons à œuvrer rapidement, Senedj, la barge a déjà quitté la berge, dit Imhotep en faisant signe aux prêtres.

— Pourquoi opérer sur un bateau, pourquoi ne pas faire ça au palais ? En plus, je n’ai pas vraiment le pied marin…

Imhotep s’arrête brièvement et jette un regard sombre au fleuve.

— Ce fleuve, Senedj, ce n’est bientôt plus le Nil, mais la rivière des morts. Cette barge n’a qu’une seule destination, et pas de retour possible. Sauf si nous la sauvons, c’est le contrat. Mais vois le bon côté des choses, dit Imhotep en souriant tristement : pour toi la traversée est gratuite !

Prochain épisode dans notre édition du 26 octobre