« L’un des premiers domaines où engager de telles réformes serait sans nul doute l’assurance maladie. Elle se trouve en France dans une situation de quasi-faillite financière, qui ne pourra indéfiniment être masquée par un report sur les générations futures du paiement des dépenses actuelles. » Le diagnostic n’a pas été posé en 2022 mais établi en 2010 par Alain Supiot, aujourd’hui professeur honoraire au Collège de France dans son livre l’Esprit de Philadelphie avec son sous-titre La justice sociale face au Marché total. Une pandémie et une guerre sur le sol européen douze ans plus tard, l’assurance maladie relève des soins critiques. Problème, ce danger n’a guère été évoqué pendant l’élection présidentielle. En tout cas, le déficit abyssal de la dette sociale impose aujourd’hui d’ouvrir le débat. Ouvrons le livre des comptes. « L’épidémie de Covid-19 a provoqué en 2020 le déficit le plus élevé jamais enregistré par la Sécurité sociale, représentant 1,7 point de PIB, dépassant celui de 2010 (1,5 % du PIB), consécutif à la récession économique de 2009 entraînée par la crise financière de 2008 », lit-on dans le rapport de la Cour des comptes 2021 sur la Sécurité sociale.
Déficit Sécu : 24,6 milliards d'euros
Certes, au final, le déficit 2021 révélé en mars dernier s’est finalement établi à 24,6 milliards d’euros au lieu des 33,5 milliards d’euros attendus. On peut d’ailleurs le comparer au déficit de l’État qui s’élève à 160 milliards d’euros. En 2020, il avait crevé tous les plafonds avec 38,7 milliards. Ce meilleur résultat s’explique par une progression plus forte que prévu des recettes, en hausse de 9,7 % et non par la baisse des dépenses qui ont encore bondi de 5,6 % par rapport à 2020. Merci à la croissance du PIB et sa hausse de 7 % ! Mais en 2022, cette forte augmentation ne devrait pas se reproduire. La croissance au premier trimestre 2022 est à l’arrêt, avec 0 %. À ce coup de frein brutal s’ajoute la reprise de l’inflation avec pour conséquence inévitable la hausse des taux d’intérêt. Et si cela n’était pas suffisant, à l’horizon 2024, les prévisions envisagent un déficit en 2024 de 13 milliards d’euros. « Ce déficit, pronostique la Cour des comptes, ne se réduirait plus : les recettes et les dépenses auraient alors retrouvé leur évolution tendancielle après avoir enregistré, pour les unes, une perte définitive provoquée par un rattrapage incomplet de la chute de l’activité en 2020, et pour les autres, une hausse massive du fait notamment du coût des mesures du Ségur de la santé. »
Que faire ? Frédéric Pierru dans une étude récente (2) suggère une réponse : « Qui veut étudier la construction d’une question en problème public de santé doit impérativement mettre à distance l’actualité qu’il a sous les yeux en réinscrivant cette question dans une histoire longue. » Cela vaut également pour la dette sociale.
Les déficits bien installés dans le paysage
Le dernier budget en équilibre dans l’Hexagone a été voté en 1974. Le fameux trou de la Sécu est encore plus ancien. Il aurait été dénoncé dès les années cinquante (2). Mais peut-il en être autrement ? « Le droit aux prestations ne dépend pas de ressources pour les payer. Cela est fondamental pour comprendre la naissance des déficits et l’accumulation des dettes. Il en résulte un équilibre spontané à réaliser. Dans l’idéal, il faudrait que les revenus d’assiette suivent l’évolution des prestations, faute de quoi, le déficit s’installe. Cela suppose un équilibre démographique entre cotisants et bénéficiaires de prestations, une économie dynamique, un chômage faible », précise Rolande Ruellan, présidente honoraire de la sixième chambre de la Cour des comptes, présidente du comité d’histoire de la Sécurité sociale lors de son intervention au colloque organisé par l’Université Toulouse 1 « La dette sociale et l’avenir de la protection sociale » le 25 mars 2022. Bref la description d’un monde parfait. On en est loin… Et les déficits ne sont donc pas une affaire récente. Entre 1945 et 1967, ce sont les années d’installation du régime. Pourtant, précise Rolande Ruellan, pour les années 1950 à 1958, sauf en 1954, les assurances sociales seront déficitaires. Les déficits sont à cette époque compensés par la branche famille qui disposait d’un taux de cotisation très élevé à 16 %. Les parlementaires s’alarment déjà ! Il faudra attendre 1952 pour disposer d’un budget social de la Nation. Mais il est mal nommé car jamais voté. Entre 1960 et 1967, la période est celle des Trente Glorieuses. Le budget est excédentaire entre 1959 et 1963, mais redevient déficitaire en 1964. « C’est déjà la faute de l’État. Il se débarrasse sur la Sécurité sociale de certaines de ses dépenses », précise Rolande Ruellan. Entre 1959 et 1966, les dépenses sont multipliées par 3,2 en francs constants.
Ordonnance Jeanneney
En réponse à cette envolée, les ordonnances Jeanneney de 1967 sont la première grande réforme pour juguler les déficits. Elles avaient l’ambition de créer les conditions d’un équilibre durable en séparant les branches et en créant les caisses nationales (Cnam, Cnav etc.), chacune étant chargée d’assurer son propre équilibre avec l’impossibilité d’opérer des transferts entre branches. Mais les conseils d’administration des caisses n’ont pas utilisé leurs pouvoirs. Entre 1968 et 1975, on réussit toutefois à équilibrer le régime général. En 1975, l’excédent représentait seulement quatre jours de dépenses. C’est toutefois la fin d’une époque et le début d’une autre marquée par les chocs pétroliers. En 1979, Simone Veil crée la commission des comptes de la Sécurité sociale. Et présente le premier plan de redressement des comptes en 1977. Économiquement, le discours dominant explique que la Sécurité sociale pèse sur l’emploi. Ce discours est entendu dès 1948. Résultat depuis 1979, le taux de cotisation patronale n’a plus jamais été augmenté. Ce sont les salariés par les cotisations et les impôts qui ont supporté toutes les hausses. Il a fallu attendre 1994 pour que les baisses de cotisations soient compensées. « Le déficit de la Sécurité sociale est parfois organisé par les décisions des pouvoirs publics », estime Rolande Ruellan.
Politique de la rustine
La rustine est alors érigée en politique de gouvernement. En 1981, « la gauche trouve une situation assez équilibrée des comptes », estime Rolande Ruellan. Le gouvernement instaure de fortes hausses de prestations et l’abaissement de l’âge de la retraite à 60 ans. Cette générosité ne va pas porter ses fruits. D’autant que la période se caractérise par l’absence de réforme de fond. Chaque ministre de la Santé de gauche comme de droite en présentera une nouvelle version. François Charpentier (3) dresse une liste qualifiée non exhaustive : Simone Veil (1977, 1978, 1993), Jacques Barrot (1979), Nicole Questiaux (1981), Pierre Bérégovoy (1982, 1983), Georgina Dufoix (1985), Philippe Seguin (1986, 1987), Claude Evin (1988, 1989), Bruno Durieux (1990), Jean-Louis Bianco (1991). Malgré le retour de la croissance en 1987, les soldes du régime général redeviennent négatifs. À partir de 1990, le déséquilibre sera permanent. Michel Rocard entend régler définitivement la question avec la création de la CSG dédiée au financement de l’assurance maladie. Mais ce nouveau prélèvement ne permet pas un équilibre des comptes. L’aggravation des déficits devient une affaire d’un État qui en maîtrise peu à peu tous les leviers. L’année 1993 est marquée par quelques mois de déficit. Mais ils vont durablement perturber les comptes. Le PIB cette année-là aura diminué de 1,4 %. Dès lors, l’instrument basique de la hausse des cotisations ou la baisse des prestations est complété par un nouveau type de mesures, la maîtrise sur l’offre. L’étau est mis sur les professionnels de santé. Il sera desserré en 2004. Fin 1993, le déficit cumulé s’élève à 110 milliards de francs, repris par le budget de l’État afin de mettre les compteurs à zéro. Avec le plan Juppé et les ordonnances de janvier 1996, les futurs déficits seront repris par la Cades nouvellement créée. En attendant, l’État gestionnaire n’a pas réglé le problème même si en 2019, le budget de la Sécurité sociale était tout prêt de l’équilibre.
La dette publique tutoie les sommets
Que faire aujourd’hui devant la montagne de dettes ? Depuis, la dette publique a explosé. Et avec la pandémie, tutoie les sommets. Elle devrait se stabiliser à 112,9 % du PIB, soit 16 points du PIB de plus qu’en 2019. En décembre 2020, elle avait même atteint 120 % (98 % en 2019). La France ne joue pas pour autant hors-jeu. Le pacte de stabilité et de croissance (PSC)* est suspendu depuis la pandémie jusqu’au début 2023. En attendant, une consultation publique a été lancée par le commissaire européen italien Paolo Gentiloni afin de réformer le PSC. Des aménagements seront-ils acceptés à la marge ? Le commissaire Valdis Dombrovskis cité par Olivier Lenoir dans un article publié par la revue en ligne Le Grand Continent en novembre 2021 estime impossible de relever le seuil de 60 %. Il est en effet cité dans les traités européens. Simplement le rythme de réduction de la dette publique pour atteindre l’objectif serait allongé.
Le gouvernement de Jean Castex s’était inscrit dans cette tendance longue. La dette Covid, selon le principe du cantonnement (voir p. 8-9) serait remboursée en vingt ans, donc en 2042. À ce stade, elle serait financée par les recettes de la croissance et non pas de nouveaux impôts. Un délai plus important serait nécessaire pour atteindre le taux de 60 %. Selon Barry Eichengreen (5) professeur d’économie et de politique à l’université Berkeley (Californie, États-Unis), « un demi-siècle sera nécessaire ».
Comment dans ce nouveau contexte financer le chantier de la santé jugé prioritaire par Emmanuel Macron avec notamment la promesse d’une « nouvelle méthode, la simplification de l’hôpital et sa gouvernance » ? Les attentes des hospitaliers sont à la hauteur des besoins, à savoir les services mêmes les plus prestigieux menacés de fermeture ou au minimum de réduction d’activité faute d’un nombre suffisant de soignants. Mais peut-on encore réparer le cœur du réacteur du système de santé français ? Patrick Artus (Le Monde du 17 au 18 avril 2022), membre du Cercle des économistes, annonce le retour vers l’économie des années quatre-vingt avec des sombres perspectives : « Le retour à l’économie d’autrefois va réduire la profitabilité des entreprises, nécessiter le désendettement des États et va rendre impossible une augmentation des dépenses publiques financées par la dette. Le choc pourrait être violent. » Faut-il prévenir l’hôpital ?
(1) Réédition Point Seuil 2021, 168 pages.
(2) Politiques sociales : l’état des savoirs sous la direction d’Olivier Giraud et Gwenaëlle Perrier, éditions la Découverte, 2022, 24 euros.
(3) Quelle protection sociale en 2027, François Charpentier, éditions Economica, 168 pages, 2022, 23 euros.
* Dont les règles modifiées en 2005 sont que les États membres doivent toujours maintenir leur déficit et leur dette publique en dessous des seuils fixés respectivement à 3 % et à 60 % du PIB.
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