« En faire plus », dans le champ de la santé, n’est pas toujours synonyme de « faire mieux ». C’est une démarche qui peut même se révéler nocive pour les patients et source de gaspillages pour le système de soins. Enquête sur les racines du mal et les remèdes possibles.
Le surdiagnostic – et son corollaire, le sur-traitement – peut concerner bien des pathologies, réelles ou façonnées. Depuis quelques années, les consciences à cet égard s’éveillent. « En 2013, une étude américaine a analysé l’évolution des données informatisées des patients pour vingt soins primaires courants. Résultat : en une décennie, la sous-médicalisation a diminué mais la sur-médicalisation a empiré », observe François Pesty, pharmacien.
« Primum non nocere »
« Les Anglo-Saxons ont un temps d’avance sur nous, renchérit le Dr Alain Siary, enseignant de médecine générale. Deux des plus grandes revues médicales anglo-saxonnes ont même créé une rubrique dédiée aux risques de surmédicalisation : le JAMA, avec "Less is more”, et le British Medical Journal avec “Too much medicine" ».
En France, les choses bougent aussi... à petits pas. En témoigne ce troisième colloque dédié à la surmédicalisation – et à son pendant, la sous-médicalisation – qui s’est tenu les 25 et 26 avril à Bobigny. Ce colloque était organisé par le groupe Princeps, avec le département de Médecine Générale de la faculté de médecine de Bobigny, la Société de Formation à la Thérapeutique du Généraliste (SFTG) et l’association Civic Santé. Créé en 2005, Princeps vise à « favoriser les prescriptions raisonnées des médicaments et produits de santé, ainsi que l’usage raisonné des services de santé, au regard du seul intérêt des personnes et de la collectivité », en écho au serment d’Hippocrate : « Primum non nocere ».
« Les autorités sanitaires sont longtemps restées silencieuses à ce sujet », regrette le Pr Michel Thomas, médecin interniste, un des fondateurs du réseau Princeps. Mais pour la première fois, le 25 avril, la HAS est intervenue en introduction du congrès de Bobigny. L’occasion pour son Président, le Pr Jean-Luc Harousseau, de souligner la prescription excessive d’examens biologiques : en juillet 2012, une enquête de la Fédération Hospitalière de France révélait que seuls 72 % des actes médicaux étaient justifiés, de l'aveu même des médecins. A contrario, un tiers des actes étaient inutiles, parmi lesquels des analyses de sang et des radios. Des prescriptions abusives également dénoncées par l'Académie nationale de médecine en avril 2013.
D’où viennent ces excès ? Plusieurs causes peuvent être avancées. On peut y voir la rançon du progrès diagnostique : l’arrivée de nouvelles techniques d’imagerie (IRM, scanners...) ou de tests de diagnostic moléculaire, toujours plus performants malgré leurs limites, n’incite-t-elle pas à explorer toujours plus avant le corps humain, pour y déceler un éventuel dysfonctionnement ? Le surdiagnostic est sans doute aussi une conséquence de la montée en puissance de la culture de prévention, même si, en France, la prévention sanitaire reste notoirement sous-développée... Entre également en jeu un effet pervers de la « médecine défensive » : sous la pression des patients et par crainte d’une éventuelle judiciarisation, certains médecins prescrivent des actes inutiles. Quand à la prise de conscience de ce risque, comment ne pas y voir un effet de résonance des récents scandales sanitaires - rappelant de façon aiguë l’intérêt d’un principe de précaution bien pensé et d’une médecine indépendante des lobbyings de tous bords ?
Surdiagnostic ne rime pas qu’avec cancer
Quand on parle « surdiagnostics », on songe d’abord aux cancers. Sont concernés au premier chef les cancers de la prostate, mais aussi de la thyroïde : les diagnostics de ce cancer ont explosé, sans que le nombre de décès ait diminué. Quant au dépistage organisé du cancer du sein, la polémique continue de faire rage. Le 19 mai 2014, la HAS publiait un rapport proposant un dépistage spécifique pour les femmes présentant les facteurs de risque les plus pertinents. Tout en soulignant que pour ce cancer, le surdiagnostic est « unanimement reconnu mais inhérent à toute procédure de dépistage ». Un risque, on le sait, lié au diagnostic de cancers indolents qui seraient restés anodins : d’où un risque d’effets iatrogènes liés à des traitements inutiles ou aux actes de dépistage (irradiation).
Autre cause de surdiagnostics, « la confusion entre facteurs de risque et maladies, note Alain Siary, membre de Princeps. Ainsi de l’ostéoporose dépistée par densitométrie : l’interprétation des résultats doit être associée aux facteurs de risque fracturaire. De même pour les dyslipidémies : l’augmentation du LDL-C, chez les patients indemnes d’une hypercholestérolémie d’origine monogénique, n’est qu’un facteur de risque parmi d’autres. Un troisième moyen de conduire aux surdiagnostics est de diminuer les seuils de définition d’une maladie. »
Fabrique de seuils
L’HTA (et les dyslipidémies sont autant d’exemples de la « fabrique des seuils ». Ou comment on a pu fixer, jusque récemment, des seuils diagnostiques et/ou des objectifs thérapeutiques trop sévères. Cet abaissement a non seulement généré des surdiagnostics, mais aussi une « spirale de surtraitements », selon Michel Thomas. In fine, certains de ces seuils se sont révélés trop sévères, ont fini par reconnaître les autorités sanitaires. « Pour le diabète, par exemple, les recos 2013 de la HAS ont grandement assoupli les seuils de prise en charge. On a finalement admis qu’il n’était pas bon d’abaisser trop fortement la glycémie ou l’HTA chez les sujets fragiles, notamment âgés », souligne François Pesty, membre du réseau Princeps.
Un troisième grand domaine fait couler beaucoup d’encre : celui des maladies psychiatriques. En mai 2013, la controverse a été ravivée par la parution de la 5e version du fameux manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux : le DSM-5. « Le DSM-5 fait la loi : il provoquera une flambée de maladies mentales, se dé-sole le Pr Michel Thomas. La timidité est ainsi transformée en "phobie sociale" : il y aura 90 millions de personnes à traiter aux Etats-Unis. Même le vieillissement normal devient une maladie : on traitera des troubles "neuro-cognitifs mineurs" ! Quant à la dépression majeure, son diagnostic est désormais retenu si l’on a un chagrin majeur deux semaines seulement après un deuil. Dans le DSM-4, ce délai était de deux mois, dans le DSM-3, il était d’un an... »
Le Dr Siary pointe, pour sa part, « l’assimilation de troubles du comportement à des affections psychiatriques graves : ainsi, les personnes présentant un épisode dépressif d’évolution variable, avec des phases indemnes de manifestations de tristesse, sont considérées comme bipolaires. Et les comportements des personnes de caractère obsessionnel sont assimilés aux troubles obsessionnels compulsifs. »
Comment alors améliorer les choses ? L’espoir vient notamment d’une Evidence Based Médecine (EBM), mieux assimilée par les médecins. « La médecine factuelle fondée sur des critères cliniques robustes, tenant compte du contexte dans lequel elle s’exerce et du choix éclairé du patient est un outil indispensable pour freiner des pratiques délétères », relève Alain Siary.
Prévenir la prévention inutile
Ce qui amène au concept de « prévention quaternaire » : forgé dès 1986 par le Dr Marc Jamoulle, médecin généraliste et chercheur à Charleroi, ce concept peut être défini comme « la prévention de la prévention inutile », selon Alain Siary.
« Pour le médecin, il s’agit de contrôler son information pour être certain qu’il fait les choses éthiquement les plus appropriées, explique Marc Jamoulle. La dimension relationnelle avec le patient est ici capitale : en situation d’incertitude, la décision se prend en concertation avec lui, en lui exposant les doutes quant aux bénéfices et aux risque de l’intervention. » Une démarche qui se veut scientifique : « La prévention quaternaire est une tâche de base du généraliste qui nécessite une bonne pratique de l’EBM », conclut Alain Siary. Il s’agit notamment de « ne pas procéder à des dépistages inconsidérés non validés par des essais bien conduits » ou de « ne pas proposer des traitements qui n’ont été validés qu’auprès de populations présentant des risques différents du patient concerné. »