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Médicaments et grossesse, l’anticipation mère de sûreté

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Publié le 23/05/2022
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Si l'affaire de la Dépakine a remis sur le devant de la scène la problématique des médicaments pendant la grossesse, les femmes enceintes françaises restent encore trop exposées. A contrario, certains traitements nécessaires pour la mère ou l'enfant à naître seraient arrêtés à tort. Pour de nombreux experts, une meilleure anticipation de la grossesse pourrait permettre d'améliorer les choses.

De plus en plus, la tendance est à appeler à la prudence en matière d’utilisation de médicaments pendant la grossesse. À l’instar de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), qui a lancé en juin 2021 une vaste campagne d’information grand public sur le sujet.

De nouveaux risques potentiels plus insidieux

À l’origine de cette préoccupation grandissante, la prise de conscience que le risque ne se cantonne pas aux molécules tératogènes bien connues mais peut être beaucoup plus insidieux. Comme le souligne le Dr Elisabeth Elefant-Amoura, embryologiste du Centre de référence sur les agents tératogènes (Crat), « le cas de la Dépakine a ouvert une brèche » en montrant qu’au-delà de la tératogénicité et de la fœtotoxicité, les médicaments peuvent aussi provoquer des pathologies complexes, diagnostiquées tardivement chez l’enfant à naître et difficiles à détecter par les systèmes de vigilance. À ce titre, même de « vieux » médicaments considérés comme sûrs jusqu’à présent sont pointés du doigt.

Par exemple, « un lien potentiel entre certains antibiotiques et la maladie de Crohn chez l’enfant à naître a été évoqué », rapporte le Dr Sylvain Bouquet, généraliste engagé dans le groupe grossesse de l’ANSM. Autre exemple, en septembre dernier, une étude parue dans la revue Nature Reviews Endocrinology a jeté un pavé dans la mare en suggérant qu’une exposition in utero au paracétamol pourrait provoquer chez l’enfant à naître des troubles du neurodéveloppement, voire, chez les garçons, des anomalies urogénitales ou touchant les organes reproducteurs. Et, parmi les autres spécialités particulièrement utilisées pour prendre en charge les maux de la grossesse, « nous ne sommes pas sûrs non plus que le Spasfon soit si anodin », ajoute le Dr Bouquet.
Dans ce contexte, et bien que la science peine à confirmer ces suspicions – associées à des signaux faibles, peu interprétables –, le généraliste incite à « ne pas s’accorder le bénéfice du doute » et à recourir le moins possible aux médicaments pendant la grossesse. En particulier face à des troubles spontanément résolutifs.

Les femmes enceintes trop exposées

Or, à l’heure actuelle, les Françaises restent trop exposées aux médicaments pendant leur grossesse. Certes, l’automédication est incriminée puisqu’elle concerne plus de 35 % des femmes enceintes, selon une enquête Viavoice réalisée pour l’ANSM. Mais, d’après une étude de 2017, les Françaises recevraient aussi, en moyenne, neuf médicaments sur ordonnance pendant leur grossesse, là où « nos voisins du nord de l’Europe enregistrent une consommation de deux à trois médicaments pendant la grossesse », souligne Christelle Ratignier-Carbonneil, directrice générale de l’ANSM.
Pour le Dr Elefant-Amoura, ce chiffre est à relativiser car la plupart de ces médicaments relèvent « d’une thérapeutique assez banale », souvent non superflue. Et « on constate que les femmes enceintes consomment surtout des médicaments permettant de restreindre des symptômes de grossesse particulièrement invalidants, qui empêchent de travailler et peuvent avoir des conséquences médicales : nausées, vomissements, douleurs lombaires, des hanches, de la symphyse pubienne, etc. À cela s’ajoutent des molécules qu’on est tenu de prescrire, comme l’acide folique. »

La spécialiste estime qu’il y a cependant « de vraies alertes à relayer ». Car des médicaments connus pour leur tératogénicité ou leur fœtotoxicité sont également utilisés. Ainsi, parmi les remboursements enregistrés chez les femmes enceintes sur la période 2016-2017, 3 000 concernaient des rétinoïdes, près de 2 000 des IEC et environ 800 de l’acide valproïque. Autant de données qui évoquent une poursuite inadaptée de traitements chroniques par des patientes enceintes. Des médicaments aux risques avérés seraient même utilisés pour traiter des maux de la grossesse. En 2016-2017, 250 000 prescriptions d’AINS ont été remboursées chez des femmes enceintes dont plusieurs milliers pourraient avoir été consommés après le 6e mois de grossesse, selon une extrapolation des résultats d’une enquête de 2015-2016 conduite auprès d’1 % des femmes enceintes.

Par ailleurs, certaines évolutions a priori favorables cacheraient de nouvelles pratiques à risque. Une étude montre par exemple que si l’utilisation pendant la grossesse d’antinauséeux tels que la dompéridone a reculé entre 2010 et 2018, d’autres molécules ont pris le relais et de plus en plus de femmes enceintes sont exposées à la métopimazine et aux sétrons.

Et, au final, les médicaments seraient encore à l’origine d’un nombre non négligeable de troubles importants chez les enfants à naître. « 2 à 3 % des enfants naissent avec une malformation majeure en France. Dont 5 % seraient liées à des médicaments », estime Christelle Ratignier-Carbonneil.

Un défaut d’information

En cause, une tendance culturelle à la surprescription mais aussi probablement un défaut de connaissance et d’information. Selon l’enquête de ViaVoice, seules trois femmes sur dix « déclarent de manière affirmée se sentir suffisamment informées sur les risques liés à la prise de médicaments pendant la grossesse. (...) Et un tiers considère que les médicaments courants sont peu risqués pendant la grossesse. »

Côté prescripteurs, les données sont de plus en plus accessibles, notamment sur le site du Crat, et les principales contre-indications relatives à la grossesse semblent assimilées. Cependant, des considérations plus fines resteraient peu prises en compte. « Des confrères oublient qu’il faut compter cinq demi-vies pour qu’un médicament soit éliminé après consommation, ce qui nécessite parfois d’arrêter un traitement plusieurs semaines avant une grossesse », illustre le Dr Bouquet.

En fait, ce que semblent déplorer la plupart des experts, c’est un manque d’anticipation de la grossesse. « Seule une femme sur deux ayant un projet de grossesse dans l’année en fait part à son médecin traitant », alerte l’enquête Viavoice. Outre des expositions à risque, l’anticipation permettrait aussi d’éviter une « sous-consommation » de médicaments directement bénéfiques pour l’enfant à naître, comme l’acide folique (actuellement, moins de 15 % des patientes recevraient une prescription dans les trois mois précédant la conception), ou nécessaires pour leur mère en cas de maladie chronique. Dans l’enquête Viavoice, « une femme sur six prenant un médicament prescrit sur ordonnance avait arrêté son traitement sans avis médical » à l’annonce de sa grossesse.

Aborder la question de la grossesse en amont

Dans ce contexte, « il faut aborder la question d’une grossesse éventuelle avec les patientes, par exemple lors d’un renouvellement de pilule », insiste le Dr Bouquet. Il propose aussi, chez toutes les femmes en âge de procréer présentant une maladie chronique, « de se rappeler, avant toute prescription, qu’une grossesse pourrait survenir » et d’éviter ainsi, dans la mesure du possible, les médicaments qui pourraient poser problème. « Ou, sinon, il faut avertir les femmes qu’il faudra réévaluer la prescription en cas de projet de grossesse », ajoute-t-il.

De son côté, l’ANSM insiste sur la consultation préconceptionnelle, qui permet « de faire le point sur les traitements pris par la femme, sur ses habitudes alimentaires et de vie, et (offre) l’occasion de mettre à jour ses vaccins et de lui prescrire de l’acide folique », rappelle l’instance.

Quoi qu’il en soit, l’objectif n’est pas d’éviter à tout prix tous les médicaments. « Il ne faut pas passer d’une position trop attentiste à une position trop vindicative et diaboliser la prise en charge pharmacologique pendant la grossesse », insiste le Dr Elefant-Amoura. « Finalement, il s’agit de ne pas paniquer devant l’état gestationnel, de suivre une ligne sereine, réfléchie, validée de la prescription, comme devant les autres adultes », conclut-elle.


Source : Le Généraliste