Cette première rencontre a donné lieu à de nombreuses autres. Elle marque le début d’une forte amitié qui dure depuis trente ans. « L’idée qu’une œuvre d’art engendre l’amitié pourrait en surprendre plus d’un, mais c’est pourtant à travers le prisme de l’œuvre même que sont nés d'abord la compréhension, puis l’admiration et enfin, le partage de l’affection », lira-t-on dans l’un de ses livres dédié à l’artiste*.
Trente ans plus tard, un matin dans le 11e arrondissement. Cette fois, c'est lui qui a rendez-vous avec la presse. Le visage cerclé de lunettes sombres émerge d’un corps à l’imposante stature et tout de noir vêtu. La première impression est celle d’un géant dont la sensibilité nourrit la force. Colossal, on peut dire sans ambages, que le Dr Duterte l’est. Autant par sa carrure que par l’ampleur de la tâche à laquelle ce médecin et psychothérapeute s’attelle depuis de nombreuses années. Le centre de soins Parcours d’Exil qu’il a créé en 2002 apporte une assistance médico -thérapeutique aux victimes de la torture (voir encadré). C'est ici que presque quotidiennement il reçoit en consultation médicale ou psychothérapeutique, des patients en provenance de plus de 60 pays dont une majorité de Guinéens. Les familles peuvent participer au groupe insertion d'intégration sociale et professionnelle ou d'autres activités dont cours d'alphabétisation.
Changement de cap
Pour le généraliste, cette attention aux migrants est à la fois une vocation et un aboutissement. Le Dr Duterte entame sa carrière dans les années quatre-vingt à Arleux dans le nord de la France comme médecin de famille « le temps de deux septennats », se plaît-il à souligner malicieusement. Afin de mieux expliquer son changement de cap en 1994, le médecin cite Aragon : « Avoir été peut-être utile, c’est un rêve modeste et fou. » De fait, il quitte une activité plutôt lucrative mais itérative pour se tourner, à Paris, vers la psychothérapie et le soin aux victimes de torture.
Cette étape fait suite à son engagement total contre la peine de mort. Et le médecin est de ceux qui ont poussé très loin ce combat : échanges épistolaires, mais aussi visites aux condamnés du couloir de la mort à Huntsville au Texas. « Pierre est un écoutant hors pair qui ne s’habituera absolument jamais à une histoire atroce et défendra jusqu’au bout les droits de l’homme, » affirme avec force admiration, Danielle Merian, une amie. Elle préside l’Association contre l’excision « SOS africaines en danger » abritée dans les locaux du centre médical Parcours d’Exil.
Avec Pierre Duterte, c'est ainsi : personnage au caractère fort, parfois coléreux, il a un goût prononcé pour l’humour. « Il veut pouvoir faire confiance pour se concentrer sur l’aspect thérapeutique » décrypte Jérôme Boillat, directeur du développement du centre de soins.
Une chambre ouverte sur l’art
En cet hiver 2017, les couleurs de la Méditerranée semblent bien loin de cet arrondissement du nord de Paris aux accents popus. Mais dans la tête de Pierre Duterte, Sète n'est jamais bien loin. Pierre et Colette Soulages ont une chambre toujours prête à accueillir le Dr Duterte dans leur maison nichée sur les hauteurs du port.
À la seule évocation de retrouver le couple dans quelques jours, la parole se fait plus lente. Quasi joyeuse. On capte aussitôt le plaisir et l’intensité de l’amitié qu’il porte. Une relation qui le porte. « Pour moi, ils sont là. Ils le sont d’ailleurs : chaque fois que je suis parti pour une destination à risque… » écrit le médecin dans son livre dédié à Pierre Soulages. Sa chambre à Sète est un havre de paix et d’art. Ses petites incursions (deux à trois jours) dans l’univers artistique de Pierre Soulages agissent tel un contrepoids bénéfique. «.J’avais eu besoin d’une bouée, d’un point fixe auquel je pourrais me raccrocher et me dégager de l’horreur. De beauté. Mais d’une beauté au-delà du convenu… Là apparut donc une œuvre de Soulages : elle me rendait la liberté. Car j’étais chargé de chaînes en quittant le couloir de la mort, comme je le suis après avoir lu des récits de tortures et rencontré les victimes de celles-ci. »
« Face à l’art, nous pouvons rester libres ou nous libérer » constate le médecin. Le goût des arts a d'ailleurs toujours accompagné le disciple d’Hippocrate. À 6 ans Pierre Duterte organise sa première exposition dans la boutique d’appareils photographiques de son père. Plus tard, alors étudiant, il récidive. Et le voilà qui monte et organise une galerie dans le grand Atrium de la faculté de Lille, grâce au soutien du Pr Devulder, doyen de l’époque. Quatre années de suite, il exposera des artistes comme Olivier Debré, Peter Klasen et bien évidemment Pierre Soulages !
Photographie et thérapies
Pour lui, l'art et la thérapie semblent indissociables. Amateur de portraits argentiques, le Dr Duterte s’est remis de manière intensive à la photo au moment de sa prise en charge des enfants - soldats de la Sierra Leone. Le thérapeute travaille à réhabiliter l'image de soi en tirant le portrait d'une centaine de ces enfants torturés et forcés à tuer. La photo permet de ré-animer l'image de chaque petit patient et de restaurer la perte d'identité. Il en ressort un livre beau et grave. « Le Photothérapeute »**. Ses photographies ont, bien sûr, leur place dans son cabinet. Mais elles voyagent via des expositions à Paris, Miami, Kaboul, New York…
Si l’art en général est le credo du Dr Duterte, la vie est son champ de bataille. C’est pour cela qu’il écrit haut et fort : « La peinture ou la vie ! Tel est le cri de ralliement que je lancerais volontiers et tout aussi volontiers, je proposerais la peinture de Pierre Soulages comme un antidote à la mort… »
* « Pierre Soulages au fil de l’amitié » Editions Michel de Maule 9,98 euros**
« Le Photothérapeute » Edition Michel de Maule 21,90 euros
« Terres inhumaines, un médecin face à la torture » préface de Badinter Editions Lattès 17 eu
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