Le point de vue des Drs Lucie Joly et Hugo Bottemanne

Un enjeu de santé publique

Publié le 21/10/2022
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Qu'il s'agisse d'une mort fœtale intra-utérine ou juste après la naissance, la perte d'un enfant au début de la vie affecte un grand nombre de familles chaque année. Quoique trop souvent banalisée, c'est une épreuve pour les parents, expliquent deux psychiatres, auteurs du livre «Dans le cerveau des mamans» (éditions du Rocher). La dépression qui s'ensuit parfois justifie une prise en charge médicale, sans tomber dans le piège d’une psychiatrisation abusive de la douleur.

Debat Deuil périnatal

Chaque année, 8 000 familles en France sont touchées par le deuil périnatal, défini par l’OMS comme la perte d’un enfant entre 22 semaines d’aménorrhée et le 7e jour après la naissance. Il s’agit d’un véritable enjeu de santé publique. Le taux de mortalité périnatale s’élève en France à 10,2 pour mille naissances par an, et un grand nombre de familles sont touchées chaque année par ce deuil. Parfois banalisée, cette épreuve constitue pourtant l’une des expériences les plus douloureuses vécue au sein d’un couple, impactant en profondeur le tissu familial et relationnel.

Longtemps tabou, le deuil périnatal reste encore souvent dans le domaine de l’indicible, à la fois pour le couple qui ensevelit sa douleur dans le silence, et pour la société qui peine à en reconnaître l’importance. Cette banalisation résonne avec notre incompréhension de la phénoménologie du deuil périnatal : il ne s’agit pas simplement d’un accident de parcours sur le long chemin de la parentalité, mais bien de la mort d’un être avec lequel se sont tissés des liens d’amour, et dont l’existence était porteuse de multiples promesses. Le deuil périnatal est un deuil des projets familiaux, brisant les rêveries partagées au sein du couple.

Sa singularité en fait toute la difficulté. La mort s’invite dans une période qui était destinée à l’arrivée de la vie. Il s’agit avant tout d’un deuil de l’invisible, frappant un bébé caché dans l’intimité de l’organisme maternel. Pour la mère, le corps lui-même porte les stigmates du deuil : nombreuses sont celles qui témoignent de la sensation de vacuité organique, et de l’impression d’avoir perdu une partie d’elle-même, comme si le corps et l’esprit avaient été segmentés par le deuil. Cette dimension sensorielle renforce la souffrance psychologique pour la mère, scellant la tristesse dans un linceul de sensations mortifères.

Au cœur de la tempête

Lors d’une mort fœtale intra-utérine, l’accouchement par voie basse participe aussi à l’aspect traumatique du deuil : l’épreuve de l’enfantement est assignée à un corps sans vie. La mère est plongée dans l’expérience hospitalière de la maternité : elles entendent les premiers cris des nouveau-nés des chambres adjacentes en suite de couche, croisent les parents sortant de la maternité avec leur nourrisson sous le bras, raffermissant la sensation de vide laissé par le deuil. À cette effervescence obstétricale, succède le silence crépusculaire du retour au domicile.

Parfois, la trace laissée par le fœtus sur le corps persiste au-delà de l’accouchement, et certaines femmes ressentent des « mouvements fœtaux fantômes » qui peuvent persister pendant plusieurs années après le deuil. Ces mouvements fantômes qui ressemblent à ceux d’un fœtus se réactivent parfois à la date du deuil, comme un poignard mémoriel venant rappeler l’évènement morbide. Les mères qui les ressentent sont généralement bouleversées par ces sensations, comme si le corps s’évertuait à maintenir une mémoire sensorielle de la douleur de cette perte.

Cette double composante physique et affective participe à la complexité du deuil périnatal, et est susceptible de générer des complications psychiatriques du deuil. Ainsi, environ 30 % des femmes confrontées à un deuil périnatal développent un deuil dit « compliqué », caractérisé par la persistance de signes de deuil d’intensité sévère sur une période prolongée au-delà des phases physiologiques du deuil. Lorsque des symptômes anxieux, dépressifs, ou de stress post-traumatique s’enkystent dans le temps, un accompagnement psychiatrique devient indispensable.

En raison de la ressemblance des signes du deuil et des symptômes de dépression, on peine souvent à définir la frontière entre le normal et le pathologique après un deuil périnatal. Pourtant, un épisode dépressif caractérisé succédant à un deuil et associé à une souffrance significative justifie une prise en charge médicale. Bien que nous manquions encore de données pour comprendre les facteurs impliqués dans ces complications du deuil, un axe innovant de recherche explore le rôle de l’ocytocine, une neurohormone impliquée dans les processus d’attachement qui pourraient avoir un rôle dans les différentes phases du deuil.

Les parents endeuillés méritent toute notre attention, dans un juste équilibre entre l’intimité du deuil et le monde médical, sans tomber dans le piège d’une psychiatrisation abusive de la douleur, mais sans délaisser ceux qui peinent à avancer au cœur de la tempête.

 

Dr Lucie Joly, hôpital Saint-Antoine, Sorbonne Université AP-HP et Dr Hugo Bottemanne, hôpital Pitié-Salpêtrière, Sorbonne Université AP-HP

Source : Le Quotidien du médecin