La Compagnie

#  2 : Apprendre

Publié le 13/06/2019
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Le onzième étage était le plus joyeux de tout le bâtiment. On y entendait des cris de bébés, des gloussements de bambins et des rires de petits enfants. Afin de ne pas perturber les autres étages, les planchers et les plafonds avaient été soigneusement insonorisés. Les personnels qui travaillaient ici 24 heures sur 24 étaient doux et souriants. Ils n'étaient pas autorisés à quitter l'étage, au risque de contagion, et un espace leur était réservé. Ils y habitaient et continuaient à étudier, car il n'y avait que des jeunes ici. Quand ils vieillissaient, on les mutait au douzième étage avec les enfants qui savaient marcher.

Le douzième étage était un petit paradis, et les enfants y découvraient toutes sortes de sensations, soit dans les parcs qui bordaient l’étage, soit dans les nombreux bassins remplis d’eaux à diverses températures, soit dans les innombrables salles de jeux pour les plus grands de l’étage.

Pendant l'année que Kiloï allait passer ici, on le gâterait comme tous les autres, mais on le testerait également en permanence. Certains enfants surdoués arrivaient à passer directement au treizième étage, mais ils étaient rares. Kiloï ne serait pas de ceux-là, tous le savaient. Cela se déduisait de sa fiche de suivi à partir de son profil initial. Les ingénieurs étaient intelligents, mais ils avaient un rythme de croissance régulier et un peu lent.

Lorsque Kiloï réussit brillamment tous les tests, sur toute la durée de son année ici, la Compagnie décida pourtant de le promouvoir directement au treizième étage, malgré un comportement un peu trop « sociable ».

Une croix fut ajoutée sur sa fiche car il n'aurait pas dû avancer aussi vite. Un point rouge fut également ajouté sur la fiche de ses parents. Ils ne recevraient jamais plus de commande d'enfant. La Compagnie n'aimait pas le hasard et cherchait à le limiter le plus possible.

Normalement, le douzième étage était consacré aux apprentissages de base, comme lire, écrire, compter et construire. Certains y passaient pas mal d'années car on n'avait pas besoin qu'un marouchifleur – par exemple – en sache plus que cela, mais en général trois années suffisaient. Le douzième étage était plus tranquille. Pas de cris, pas de gloussements, pas de rires. Une image en réduction de la société. Pas besoin de cloisons insonorisées. Tout le monde était studieux ou jouait studieusement. On voyait bien que l'étage ne servait qu'à laisser les enfants grandir un peu avant de les mettre au treizième.

Kiloï, en arrivant directement au treizième étage, fut perturbé pendant une semaine, mais cela lui suffit pour s’adapter. Un temps remarquablement court pour ce type de passage forcé.

La Compagnie redoubla les sécurités autour de lui, afin qu'il ne pollue pas les autres. La Compagnie était prudente par nature, et elle était devenue experte dans l’art de l’isolation des dangers. Kiloï apprit très vite à lire, à écrire, à compter, et même à construire, justifiant son passage direct, mais il démontra aussi des aptitudes exceptionnelles pendant toutes ses années d'école. Des aptitudes d’autorité, d’empathie et de curiosité.

Alors que tous les autres gravissaient normalement les niveaux jusqu'au dix-huitième étage, celui des choix majeurs, Kiloï en sauta encore plusieurs. Les autres jeunes étaient devenus des étudiants en même temps que de jeunes adultes, sauf Kiloï qui avait tout juste commencé sa puberté, en avance, tout en étant le plus brillant d’entre eux.

Ses camarades le regardaient bizarrement, mais ils l’appréciaient, et la Compagnie avait ajouté tellement de commentaires sur sa fiche qu'elle en était devenue presque illisible.

Prochain épisode dans notre édition du 20 juin

Georges Malamoud, né en 1954, est un normalien scientifique, et aussi un menuisier et un blogueur. C’est en blogguant chaque jour qu’il a pris goût à l’écriture. Georges est également un amoureux et un acteur de la francophonie internationale dans toute sa diversité.

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Georges Malamoud

Source : Le Quotidien du médecin: 9757