Les points de vue de Philippe Michel et Amah Kouevi*

Les médecins peuvent-ils se passer des patients ?

Publié le 23/06/2020

L’institut français de l’expérience patient est une organisation à but non-lucratif dont la mission est de promouvoir le concept d’expérience patient en France afin d’en faire un levier d’amélioration de la prise en charge de la population. Ses deux responsables en détaillent les enjeux, non seulement pour le patient, mais aussi pour le médecin.

Crédit photo : DR

Les médecins peuvent-ils se passer des patients ? De leurs avis, de leurs connaissances, de leur vécu ? En d’autres termes, la médecine d’aujourd’hui et surtout celle de demain ne s’inscrivent-elle pas nécessairement dans une forme d’alliance entre médecin et patient ? Sans la prise en compte de ce qu’on appelle désormais l’expérience patient, le médecin peut-il durablement et efficacement exercer son métier ?

Pour commencer, on ne peut se laisser aller à la caricature, car aucun médecin ne dialogue ni n’écoute ses patients. Toutefois, il faut également reconnaître que la tradition médicale n’a pas toujours fait une place suffisamment importante aux apports du patient dans la relation soignant-soigné. Mais les temps changent et quels qu’en soient les leviers, augmentation des maladies chroniques, accès facilité aux connaissances, désir d’émancipation des patients, désacralisation de la profession médicale, il n’est plus question d’exercer la médecine comme autrefois.

Beaucoup de médecins se situent encore en observateurs de cette évolution nécessaire. Il s’agit là d’un profond paradoxe car la plupart d’entre eux se considèrent comme les référents emblématiques de la prise en considération du vécu des patients. Là où quelques-uns se sont déjà lancés avec succès, trop nombreux encore sont ceux qui repoussent le moment d’embrasser cette mutation. Pourquoi faire l’effort d’investir de l’énergie et du temps pour apprendre et perfectionner un savoir-faire et un savoir-être que l’on estime déjà posséder ?

Colloque singulier mais parcours pluriel

On sait que les contraintes de la consultation en colloque singulier ne permettent pas toujours d’avoir une vision globale. Elle dépend d'abord de la capacité du patient à exprimer ce qu’il vit sans omettre des aspects importants pour la qualité de sa prise en charge clinique. Elle dépend aussi de la capacité d’écoute du praticien. Enfin, elle est strictement limitée dans le temps, ce qui conduit le praticien à viser l’essentiel et le patient à limiter le plus souvent sa contribution aux réponses aux questions posées. Mais l’important est parfois dans les réponses aux questions qui n’ont pas été posées.

Dans une médecine de parcours, la place du colloque singulier tend à se contracter. Lorsque le patient vit mal cet entretien avec son médecin, son empreinte sur l’expérience globale du patient est souvent exacerbée mais dans la majorité des cas, lorsque la consultation se déroule bien, les interactions avec les autres intervenants (infirmiers, pharmaciens, secrétaires médicales,, prennent une place tout aussi importante.

Il est désormais nécessaire d’élargir les horizons des interactions avec les patients dans une logique d’amélioration individuelle des pratiques et de meilleure coordination avec les autres interlocuteurs du patient.

L’aspiration des patients à une alliance thérapeutique, qui a démontré sa supériorité sur le pouvoir unilatéral du prescripteur, est désormais fortement exprimée. Les savoirs profanes et même scientifiques des patients ont atteint un niveau tel chez de nombreuses personnes, notamment celles vivant avec une ou plusieurs maladies chroniques, qu’il n’est plus possible de les ignorer. Les prendre en compte élève de surcroît sensiblement le niveau de la conversation mais aussi les options thérapeutiques et favorise la décision médicale partagée : l’alliance thérapeutique a tout à y gagner.

Les bénéfices de la prise en compte de l’expérience patient ne se limitent pas à l’intérêt ponctuel du patient concerné, ils s’étendent aux compétences médicales elles-mêmes qui se voient enrichies d’un retour d’expériences contextualisé. La somme de ces expériences constituant pour le médecin un terreau infiniment précieux dans lequel puiser non seulement des informations constamment remises à jour sur le vécu de telle ou telle pathologie mais aussi un point d’ancrage pour aborder de façon pertinente sa relation avec ses futurs patients.

La prise en compte des savoirs des patients

Au moment où bon nombre de professions découvrent ou redécouvre le pouvoir des méthodes fondées sur l’expérience de l’utilisateur (« UX »), le secteur de la santé n’échappe pas à la révolution. Si la finalité des travaux sur l’expérience utilisateur est d’attirer, de vendre et de fidéliser des consommateurs dans le secteur marchand, la prise en compte de l’expérience du patient en santé est tout simplement une bonne pratique. Une enquête réalisée par le NEJM (1) soulignait que les trois domaines dans lequel le secteur de la santé pourrait s’inspirer d’autres industries étaient respectivement le service au client, la digitalisation des interactions et la personnalisation et l’adaptation aux besoins et préférences de la personne.

En adoptant la perspective des patients on entrevoit des enjeux clefs comme celui de favoriser l’accès, d’assurer une meilleure disponibilité, de renforcer l’écoute et l’empathie ou de faciliter le recours à la technologie, en particulier la télémédecine. C’est pour toutes ces raisons que les démarches de développement professionnel continu se tournent progressivement vers le renforcement de compétences dites « non techniques » parmi lesquelles « prendre en compte l’expérience patient dans les pratiques ». Il s’agit même d’une orientation nationale prioritaire de formation continue (2).

Les patients sont avant tout des citoyens et beaucoup d’entre eux se soucient d’apporter une contribution à l’amélioration du système de santé et des pratiques médicales. Portée par une dynamique internationale, initiée par les anglo-saxons mais aujourd’hui largement adoptée par les systèmes de santé des cinq continents, la prise en compte de l’expérience patient devient un levier prééminent dans les stratégies d’amélioration de la qualité.

L’intérêt est aujourd’hui démontré d’une boucle vertueuse qui part du recueil de l’expérience patient, imprègne et influence l’organisation et les pratiques et enfin rejailli positivement sur la qualité de prise en charge de tous les patients (3).

La conjonction d’une prise de conscience à l’échelle politique, à l’échelle des établissements et à celles des professionnels eux-mêmes laisse entrevoir une transformation significative du rapport entre patients et professionnels.

C’est pourquoi l’IFEP préconise, à mi-chemin entre formation et recherche-action, la généralisation du recueil par les professionnels de santé de l’expérience patient au sein de la population. Il s’agit d’aller au-devant des patients pour mieux comprendre leurs conditions de vie avec la maladie tout comme leurs interactions avec le système de santé. Cette démarche ayant pour objectif d’ajuster à la fois les pratiques individuelles et collectives.

À cet égard, les efforts entrepris à la fin de la période de confinement pour s’enquérir de l’état de santé et plus globalement du vécu des patients, procède d’une démarche proactive analogue. Si la médecine de demain se fondait davantage sur la prise en compte de l’expérience patient, les médecins ne pourraient définitivement plus se passer des patients.

1. NEJM Catalyst January 2019. « Health Care Has a Lot to Learn from Consumer-Friendly Industries » Kevin G. Volpp, MD, PhD University of Pennsylvania Namita Seth Mohta, MD
2. JORF n°0177 du 1 août 2019, texte n° 14. Arrêté du 31 juillet 2019 définissant les orientations pluriannuelles prioritaires de développement professionnel continu pour les années 2020 à 2022
3. BMJ Open 2013. A systematic review of evidence on the links between patient experience and clinical safety and effectiveness. Cathal Doyle, Laura Lennox, Derek Bell

* Philippe Michel, professeur de santé publique, président de l’IFEP, Amah Kouevi, directeur de l'IFEP

Source : Le Quotidien du médecin