M EDECIN du travail au Collège de France et médecin nutritionniste dans son cabinet parisien, le Dr Bernard Jouanjean est passionné par ce que la médecine chinoise a mis depuis longtemps au centre de son système : la prévention. L'attirer sur d'autres chemins - qui n'aimerait connaître les dessous de la prestigieuse école créée par François 1er ? - serait vain. Les réponses du Dr Jouanjean ne sont que prévention.
« Je suis médecin de prévention et je le suis à temps plein », insiste-t-il. Car il faut de l'obstination lorsqu'on veut aller contre une médecine française qui n'a de considération que pour le curatif. Ce dédain, le Dr Jouanjean l'explique moins par des facteurs économiques - la prévention est en effet parfois vue comme une source inconsidérée de dépenses - que par des facteurs linguistiques.
Les forces d'équilibre
« Le terme qui est au centre du débat est celui de prévention, explique-t-il dans un projet de communication destiné à l'Académie de médecine et élaboré avec le concours du linguiste Claude Hagège, lui-même professeur au Collège de France . Dans son usage courant, il semble bien que le sens qu'on lui attribue n'intègre pas la notion de régulation, au sens d'établissement prolongé et contrôlé de l'équilibre entre les facteurs biologiques. Or, c'était là l'inspiration centrale de Claude Bernard lorsqu'il soulignait en 1865, dans son " Introduction à l'étude de la médecine expérimentale ", l'importance des mécanismes qui maintiennent " l'unité des conditions de la vie », c'est-à-dire l'importance de ce que Walter Cannon, en 1929, devait appeler l'homéostasie. Le perfectionnement de la vaccination par Pasteur en 1885 s'inscrivait lui aussi dans la longue suite des efforts que la recherche en biologie accomplit pour exalter les forces d'équilibre de l'organisme humain. »
En réalité, le Dr Jouanjean tente d'aller bien au-delà de sa mission initiale, celle d'assurer le suivi des chercheurs du Collège de France sur le plan clinique et paraclinique, entre autres, examens de sang deux fois par an et examens ciblés en fonction des risques pris par les chercheurs. Il fait du prosélytisme.
Claude Hagège, qui ne circule qu'à bicyclette (essentiellement par souci de prévention), est sans doute l'un des plus fervents partisans du Dr Jouanjean. « Ça n'est pas original en soi que de dire que la médecine est prévention, convient le chercheur. Ça le devient dans la mesure où le Dr Jouanjean veut traiter alors même qu'il ne s'agit que de prévention. »
L'objectif du Dr Jouanjean est d'effacer non seulement l'opposition entre le préventif et le curatif, mais aussi celle entre maladie et bonne santé. « Le Dr Jouanjean m'a séduit sur ce point particulier : il met le signe égal entre préventif et curatif », témoigne Claude Hagège.
« La bonne santé n'existe pas, renchérit le Dr Jouanjean . Si l'on fouille dans un organisme par des examens paracliniques très poussés, on va trouver des éléments qui sont facteurs de perturbation. L'individu est avant tout prévention, affirme-t-il . Et moi, médecin, je suis gestionnaire de sa prévention, à l'aide de traitements thérapeutiques s'il le faut ». Comme l'a fait l'Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la prévention - primaire (diminution de l'incidence d'une maladie), secondaire (diminution de la prévalence d'une maladie), tertiaire (lutter contre les maladies chroniques et les handicaps) -, le Dr Jouanjean distingue trois capacités de travail : la capacité 1 où l'individu peut travailler normalement, la capacité 2 où il se trouve dans l'impossibilité provisoire de travailler et la capacité 3, lorsqu'il est touché par une maladie chronique ou un handicap. « La capacité d'action d'un individu est liée à son état fonctionnel qui évolue par rapport à un même système, le système physiologique, explique le Dr Jouanjean . En fait, il y a, chez un individu, des altérations que nous, médecins, essayons de comprendre. Pour moi, un ouvrage de physiologie équivaut à un livre de prévention. »
Un ministère de la Prévention
Mais à quel moment peut-on, ou doit-on, considérer que l'individu passe d'un état de santé à un autre ? Le Dr Jouanjean déplore que la médecine n'ait jamais proposé de classification, en dehors de celle de l'OMS, et milite pour que des experts établissent une distinction, grâce à des critères épidémiologiques, entre l'état de santé primaire et les autres états de santé secondaire et tertiaire. « Acceptez-vous de dire que la prévention est l'activité qui consiste à empêcher le patient de passer de l'état 1 à l'état 2 ? » demande Claude Hagège.
- Oui, la prévention, c'est gérer l'état d'équilibre d'un individu, répond le Dr Jouanjean. C'est gérer l'homéostasie de la personne. »
Son espoir de voir un jour se transformer le ministère de la Santé en un ministère de la Prévention ne s'amoindrit pas. Son opiniâtreté le porte. Pour le Dr Jouanjean, il existe deux types de prévention : la prévention autonome et la prévention volontaire. « La première, c'est ce que vous êtes. La seconde, c'est ce que vous allez faire par rapport à vos propres besoins. Le médecin peut vous aider à gérer ces besoins, dit-il.
Aujourd'hui par exemple, vous avez des personnes dans la rue qui ne savent pas qu'elles sont hypertendues. Si une d'entre elles s'effondre dans la rue parce qu'elle a fait un accès hypertensionnel, c'est qu'on ne l'aura pas traitée. Il faut des médecins de prévention primaire et ça n'existe pas. On n'a pas formé de médecin de prévention qui puisse prendre en charge l'équilibre des besoins physiologiques de la personne, avant l'apparition d'une pathologie : le métabolisme, le neuropsychique, l'immunologie. » Le Dr Jouanjean estime que la prise en charge nutritionnelle constitue l'une des meilleures clés de la prévention, car elle est accessible à tous. Selon lui, l'actuelle prolifération des magazines et émissions télévisées sur la santé, le bien-être et la diététique est le reflet d'une prise de conscience du public. « Les gens ont besoin de se mettre en amont de leur corps, affirme-t-il . Ils ont besoin de gérer leur organisme de manière préventive. Ils doivent s'occuper d'eux-mêmes et ceci ne veut pas dire forcément avaler des pilules », même s'il ne s'élève pas contre les traitements substitutifs qui aident l'organisme à se réguler comme la DHEA (déhydroépiandrostérone, découverte d'un autre professeur du Collège de France, Etienne-Emile Baulieu) . « La prévention, c'est faire du sport, gérer sa vie, essayer de vivre en accord avec soi-même », prône le médecin.
« Une remarque capitale »
L'anecdote que raconte Claude Hagège illustre le propos du Dr Jouanjean. « Il y a quelque temps, raconte-t-il, je suis allé voir mon gastro-entérologue, à titre préventif uniquement, comme je le fais avec tout autre médecin. Je ne suis pas malade mais je ne veux pas le devenir. L'objet de la consultation est de vérifier la date de la dernière coloscopie, il y a cinq ans. " Mais c'est il y a très longtemps, ai-je dit. Vous auriez déjà du m'en ordonner une " ». Réponse négative du médecin, dont l'argument est que l'exploration n'est pas sans risque, risque statistiquement très faible. Après hésitation, le praticien consent cependant à un nouvel examen. « Je vais à l'hôpital quelques jours plus tard et au sortir de cette exploration l'infirmière me dit : "Vous savez, M. Hagège, heureusement que tout le monde ne fait pas comme vous. Vous vous rendez compte de ce que l'on coûterait à la Sécurité sociale ?" Une remarque capitale ! Je lui ai répondu qu'il est regrettable que tout le monde ne le fasse pas. En effet, ça coûterait cher, mais il y aurait moins de malades. »
Grand et profond serait le bouleversement qui consisterait à prendre en charge médicalement des gens que l'on croit bien portants et qui ne le sont pas, ou plutôt, qui ne présentent pas de signes cliniques.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature