LE QUOTIDIEN - Acceptez-vous que le consommateur mette librement sa vie en danger ?
Pr CLAUDE GOT : Oui. Personnellement, je le fais tous les jours avec l'insuffisance de vélo et l'excès de tartines beurrées. Et, comme vous le savez, le couple suralimentation-sédentarité est l'un des plus destructeurs qui soit.
Quelle devrait être l'attitude du médecin de famille ?
Parlez fréquemment et tout naturellement du risque ordinaire, sans avoir peur d'interférer avec la vie des gens. Si le médecin ne fonde pas sa relation avec ses malades sur des faits importants de la vie courante, il réduit singulièrement les services qu'il peut leur rendre. S'entretenir de tabagisme avec une femme enceinte, ou d'alcool avec celui qui commence à dériver vers l'excès, témoigne d'un colloque singulier utile. Il ne faut pas attendre les dégâts pour en parler.
Je vous cite : « Si l'un de nos proches disparaît par l'erreur d'un tiers, nous demandons des comptes aux auteurs (par voie de justice). Si c'est l'alcool qui l'a détruit, ajoutez-vous, rares sont ceux qui réclament des indemnités au fabricant de pastis. » Mais pourquoi en serait-il autrement ?
Il ne peut en être autrement, et je crois que les procès américains de ce type n'ont pas grande chance d'aboutir en France. Il convient de remarquer que les consommateurs d'outre-Atlantique ont reproché principalement aux cigarettiers de leur avoir caché la nocivité du tabac, ce qui n'est pas le cas en France depuis la loi Veil du 9 juillet 1976 réglementant la publicité.
Corriger le tir médiatique
Les victimes « de la nourriture contaminée ne dépassent pas 150 par an », constatez-vous. Est-ce à dire que, surinformés sur la vache folle, les listérioses et les salmonelles, nous méconnaissons nos propres comportements suicidaires ?
Oui, parce que cela nous arrange. Qui veut entendre que, chaque année, 65 000 personnes sont tuées par le tabac, 40 000 par l'alcool et une cinquantaine de milliers d'autres qui mangent en quantités excessives et déséquilibrées de bons produits disparaîtront du fait d'un diabète ou de maladies vasculaires ? Les médias, de leur côté, vont dans le même sens, nous montrant à longueur de journée des risques faibles qui correspondent aux « bons scénarios médiatiques » de l'incertitude et du conflit décisionnel, donc de l'angoisse et de l'émotion. C'est plus vendeur que la mort par la cigarette, qui est d'une banalité affligeante. Les médecins peuvent avoir un rôle de correction de cette erreur de tir, en relativisant les risques.
Vous parlez de plus de 30 000 morts dues à la pollution de l'air. Là encore, êtes-vous sûr que la population soit bien informée des conséquences du monoxyde de carbone ou de la suie des diesels ?
Elle en est beaucoup moins avertie, c'est clair, que des dangers des consommations de tabac ou de l'excès d'alcoolisation. Cependant, les données que je rapporte dans mon ouvrage concernant la mort prématurée par la pollution sont encore imprécises. Faute de publications en nombre suffisant, elles présentent encore des discordances notables, et surtout il s'agit d'une surmortalité en fin de vie de personnes vulnérables, notamment porteuses de pathologies pulmonaires chroniques ou vasculaires. Cela veut dire que, exprimées en années de vie perdues, les conséquences sont beaucoup plus faibles que celles de la mortalité routière qui atteint des personnes jeunes. Bien évidemment, il ne faut pas les négliger, d'autant qu'il y a la motivation du risque climatique planétaire qui vient renforcer les raisons d'agir.
Vous trouvez les actions de prévention « d'assez mauvaise qualité et menées par le souci de ne pas nuire à l'économie du produit »polluant. Que faudrait-il faire avec le tabac, par exemple ?
On sait qu'il existe quatre possibilités d'action sur le tabagisme : le prix élevé des produits du tabac, l'interdiction de toute publicité, l'éducation pour la santé et la protection des non-fumeurs. Or, nous sommes incapables de consacrer à la prévention le symbolique 1 % des taxes sur le tabac, réclamé pourtant depuis plus de dix ans. L'application de la loi Evin sur le respect des abstinents est, elle, calamiteuse. Par un curieux renversement des références, on finit par se soucier de la « liberté » de polluer des fumeurs, sans réaliser que la liberté ne doit jamais privilégier l'agresseur. De nombreux locaux professionnels et des cafés-restaurants sont rendus insalubres, et ni le ministère de la Santé, ni l'Inspection du travail ne s'en préoccupent.
Pourquoi jugez-vous le principe de précaution « peu adapté à la gestion » du risque ?
Il s'agit d'un principe « inventé » pour gérer le risque planétaire, engageant les générations futures, qui n'est absolument pas opérationnel. C'est toujours l'évaluation rationnelle des avantages et des inconvénients qui sert de méthode pour conseiller ou d'agir au quotidien. Il peut y avoir des incertitudes, mais habituellement on se situe dans un domaine où les probabilités de risque permettent de se déterminer. Il est évident que des risques de contamination par l'ESB ont existé à la fin de la décennie quatre-vingt et dans les premières années quatre-vingt-dix, quand nous avons continué d'importer les farines animales, ou les abats britanniques, alors qu'ils étaient interdits outre-Manche. Depuis, les mesures adoptées, en particulier l'interdit concernant les organes porteurs de prions, ont assuré, à mes yeux, une sécurité sanitaire très supérieure à celle que nous exigeons d'autres produits dangereux, par exemple, les voitures folles.
En quoi consisterait alors le « courage politique » que vous exigez des décideurs face à l'effet de serre ou à l'alcoolisation excessive ?
Avec l'effet de serre, au lieu de supprimer la vignette automobile, il aurait fallu privilégier les véhicules les moins puissants, qui sont également peu polluants, tout en accroissant le coût de la vignette pour les engins inutilement rapides et dangereux. En ce qui concerne les boissons alcooliques, il faut accepter que le risque est lié à la quantité d'alcool, et les taxer uniquement au gramme d'alcool pur, en les alignant sur celles qui titrent le plus. Or, en France, le sens des responsabilités et du péril politique interdit d'imposer fortement le vin et la bière.
« De quel droit nous ferions-nous les censeurs des médicaments psychoactifs,dites-vous, alors que l'anxiolytique des supermarchés (l'alcool) ou le psychostimulant des bureaux de tabac resteraient en vente libre ? »N'est-ce pas un peu déprimant comme analyse ?
Effectivement, c'est tout à fait déprimant. Faut-il s'aligner sur le haut ou sur le bas ? Faut-il privilégier le résultat à court terme, ou voir plus loin, ce qui demande du temps et de la disponibilité ?
Ni trop, ni trop peu de précautions
« Chaque activité humaine spécialisée », écrivez-vous, par ailleurs, de la médecine à l'agroalimentaire, « associe le risque au service rendu ».Serions-nous condamnés à ne pas pouvoir céder à des excès d'exigence sécuritaire ?
Entre les deux expressions inutiles, « Le risque zéro n'existe pas » - qui conduit à une passivité totale avec des phrases dans le genre « La vie est une maladie mortelle », « Faut bien mourir de quelque chose » - et « Il est impératif d'appliquer le principe de précaution », - mieux vaut alors rester sous sa couette car on pourrait glisser sur la descente de lit -, nous devons trouver des voies intermédiaires. Il importe, notamment, de savoir refuser les excès de la technique ou de l'industrialisation quand ils comportent des risques. Les médecins ont eu l'expérience des mélanges de prélèvements sanguins pour produire des facteurs antihémophiliques. Et les agriculteurs ont été confrontés au même type de risque quand des montagnes de farine provenaient de centaines de carcasses d'animaux ; une vache contaminée, et c'était le prion pour tout le troupeau.
Vous ne semblez guère optimiste ?
Il faudrait être de mauvaise foi pour prétendre que tout va mal. Nous vivons plutôt bien, dans un des pays les plus riches du monde. Mais c'est justement quand la sécurité est d'un niveau élevé que les derniers pôles d'insécurité se révèlent insupportables, surtout si leur contrôle est accessible. Ainsi, le risque lié à l'amiante, avec environ 2 000 morts par an, n'est pas insignifiant. Or, il ne bénéficie pas d'une surveillance à la hauteur. Pourtant, il serait facile de faire un registre des bâtiments amiantés, consultable par tous, pour éviter à des ouvriers d'y travailler sans précaution.
La rationalité scientifique ne suffit pas"
Voyez-vous les années à venir comme celles de tous les risques pour les décideurs et les gestionnaires ? Comme dans tous les systèmes vivants, les mauvais décideurs, qui sont également de piètres gestionnaires, seront exposés. Mais les victimes supporteront de moins en moins que leur vie, ou celle de leurs proches, soit mise en danger par des responsables qui ont la possibilité d'agir et n'ont rien fait, habituellement pour ne pas contrarier des intérêts économiques ou plus rarement par négligence, c'est-à-dire par incompétence.
Finalement, à quels lecteurs vous adressez-vous ?
C'est un livre généraliste, qui tente d'expliquer comment notre société gère le risque. Les médecins sont particulièrement concernés. Ils ne peuvent vivre, en ce début de nouveau millénaire, enfermés dans leur rationalité scientifique. Si l'on ne connaît pas les aspects économiques, politiques, judiciaires et médiatiques de la gestion des risques, on est forcément perdant à terme car les dés sont pipés. Il est normal, par ailleurs, que les responsables économiques appellent à une certaine rigueur dans l'usage de l'argent du système de soins, mais bien sûr ces mêmes gestionnaires ne peuvent aller au-delà et exiger des économies coûteuses en vies humaines. Nous avons besoin de cohérence dans cette gestion du risque.
* Bayard, 300 pages, 140 F (21,34 euros).
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