L A journée de grève observée au début de mars par les médecins de Colombes (Hauts-de-Seine) pour protester contre les agressions dont plusieurs d'entre eux ont été victimes depuis le début de l'année a frappé les esprits. Le braquage coup sur coup de deux médecins et d'une orthophoniste, dépouillés de leur carte bancaire, a souligné à quel point les professionnels de santé pouvaient être exposés au développement de la violence urbaine.
Il n'existe aucune statistique officielle concernant le nombre et la fréquence des agressions commises sur des membres du corps médical. Tout au plus l'Ordre des médecins peut-il constater, par le biais des cas qu'il a à connaître, une augmentation globale de l'insécurité liée à l'exercice. Le Dr Daniel Grünwald, secrétaire général adjoint du Conseil national de l'Ordre des médecins, observe néanmoins deux phénomènes récents : le changement de nature de ces agressions et surtout le fait qu'il ne concerne plus seulement les grands ensembles urbains et touche désormais de petites villes. « Il y a quelques années, les agressions de médecins étaient le plus souvent soit le fait de déséquilibrés, soit de toxicomanes désireux de leur voler de l'argent, des ordonnanciers ou des bons de toxiques, souligne le Dr Grunwald . Aujourd'hui, les praticiens subissent davantage les actes de vandalisme et de délinquance ordinaire. Comme toute personne extérieure à certains quartiers, ils se font systématiquement agresser quand ils s'y rendent pour des visites, et cela au préjudice des habitants de ces quartiers. »
Les médecins qui exercent dans les cités réputées les plus chaudes de la banlieue parisienne confirment d'ailleurs que leur présence dans ces secteurs depuis de longues années les prémunit contre ces agressions. A certaines exceptions près cependant puisque, plusieurs médecins du Val-Fourré, à Mantes-la-Jolie, ont également été violemment agressés. « Mais c'est souvent le fait d'un tout petit groupe de grands délinquants », témoigne le Dr William Lederer qui préside l'Association des professionnels de santé du Val-Fourré, la plus grande ZUP de France avec 25 000 habitants.
Toutefois, les professionnels font état d'une montée récente de la violence qui est souvent le fait de la frange la plus jeune de la population et se traduit par des actes d'incivilité et de vandalisme : pneus crevés, salles d'attente saccagées, agressions verbales, menaces pour obtenir des certificats.
Des zones où SOS n'intervient plus la nuit
La montée de l'insécurité, qu'elle soit réelle ou ressentie, rend donc l'organisation de la permanence des soins dans ces quartiers de plus en plus difficile. SOS-Médecins ne cache pas qu'il ne se rend déjà plus la nuit dans certains quartiers de la région parisienne. C'est le cas de quelques cités du Val-d'Oise, de l'Essonne, des Yvelines et plus récemment de Seine-et-Marne (à la suite de l'agression d'un médecin dans un quartier où il essayait, tant bien que mal, de maintenir une réponse aux appels). « Il y a une sorte de psychose qui s'est installée chez les médecins qui travaillent la nuit. D'autant que, quand leur voiture est endommagée ou que des appareils ECG volés, c'est leur propre matériel. A partir du moment où, dans un département, une majorité de médecins refuse de se rendre dans ces quartiers, on est obligé de prendre la décision de ne plus répondre aux appels de ses habitants », constate le Dr Philippe Paranque, vice-président de SOS-Médecins. Grâce à un travail social important conduit auprès des jeunes des cités par les éducateurs, il y aurait, selon le Dr Paranque, une légère amélioration ici où là. « Mais elle n'est pas suffisamment sensible pour qu'on prenne la décision de retourner dans ces quartiers. »
Même constat au Val-Fourré. Bien que la mairie ait réinvesti la dalle centrale du quartier en y créant une annexe, qu'il y ait une tentative forte de redynamisation des commerces, beaucoup de professionnels de santé qui y travaillent et prennent encore des gardes sont sur le point de partir. Sur les 17 médecins généralistes qui y exercent, plusieurs doivent prendre la retraite au cours de ces prochaines années, le pédiatre ainsi qu'une des cinq infirmières fermera son cabinet à la fin de l'année au moment où expire la zone franche. Par ailleurs, il ne reste plus que quatre kinés contre dix il y a quelques années. « Quand arrivent l'hiver et les épidémies de bronchiolites, on est complètement débordés », constate le Dr Lederer.
Des visites accompagnées
Des solutions locales ont bien été expérimentées, ici ou là, pour « sécuriser » les gardes des médecins. Solutions qui consistaient, pour l'essentiel à faire accompagner les médecins par la police, par un chauffeur ou même par des jeunes des quartiers en question. Mais, à part Le Havre, où l'expérience d'un accompagnement par un chauffeur semble concluante, ces systèmes n'ont pas fait la preuve de leur efficacité. Le plus souvent par manque de disponibilité des accompagnants, mais aussi en raison de la réticence du corps médical à être accompagné par des personnes en uniforme. « Dans la plupart des cas, cela contribue plutôt à renforcer l'agressivité des jeunes des cités », estime le Dr Grünwald.
Les deux principaux syndicats de médecins généralistes, l'Union nationale des omnipraticiens français (UNOF) et MG-France, préconisent la mise en place de structures communes de permanence des soins où les médecins et d'autres professionnels de santé viendraient - la nuit et le week-end - faire des consultations et prendre des gardes. Qu'ils les appellent cabinets avancés de permanence des soins (CAPS) ou maison médicale de garde, le concept est en définitive le même. Plusieurs de ces structures ont d'ailleurs déjà vu le jour et sont en cours d'expérimentation à travers la France (« le Quotidien » d'hier). Une solution à laquelle semble également très favorable l'Ordre des médecins. « Cela permet de mieux sécuriser le lieu et de rompre avec l'équation appel urgent = visite », explique le secrétaire général adjoint de l'Ordre qui se félicite que de nombreux maires, surtout à l'occasion des élections municipales, aient apporté leur soutien à ce type de projet.
Des « bunkers médicaux » ?
Tous les médecins ne sont pourtant pas favorables à ce type de maisons médicales, notamment les plus libéraux d'entre eux qui voient resurgir, à cette occasion, le spectre des anciens dispensaires. « Je ne suis pas favorable aux solutions sécuritaires ou à la mise en place de bunkers médicaux, avec sas à l'entrée et à la sortie, et caméras de surveillance. C'est à la société d'apporter des solutions aux problèmes des banlieues afin qu'on retrouve des rapports sociaux plus harmonieux », affirme le Dr Bernard Huynh, président de l'union régionale des médecins libéraux d'Ile-de-France. « C'est aux politiques de trouver des solutions, pas aux médecins. Ils font ce qu'ils peuvent pour maintenir la permanence des soins, mais il y a un moment où ce n'est plus possible », renchérit le Dr Paranque.
Le maintien des cabinets médicaux dans les quartiers sensibles sera, de l'avis des médecins qui y exercent, le second problème auquel les pouvoirs publics locaux devront faire face d'ici à une dizaine d'années. « Il est clair que si, demain, il y a une pénurie de médecins généralistes, elle se fera sentir prioritairement dans les zones où les conditions d'exercice sont les plus difficiles, à savoir les zones rurales isolées et les quartiers sensibles », prédit le Dr Michel Chassang, président de l'UNOF.
D'autant que les médecins qui y travaillent actuellement « pratiquent une forme de militantisme social dans lequel les jeunes générations ne se retrouvent pas », constate de son côté le Dr Leicher, vice-président de MG-France. Un argument qui laisse sceptique, le Dr Bernard Huynh, dans la mesure où les médecins qui travaillent dans ces quartiers ont, selon lui, des revenus deux fois supérieurs aux autres médecins de la région. Le président de l'union régionale des médecins libéraux d'Ile-de-France reconnaît cependant « que tout le monde n'a pas la foi chevillée au corps pour exercer dans ces quartiers ».
Primes à l'installation ?
Pour remédier à ce risque de déserts médicaux, syndicats de médecins et Ordre sont favorables à des mesures incitatives du type prime à l'installation ou aides financières indirectes (allégement de charges fiscales ou locatives).
Le syndicat MG-France va même plus loin. Il demande que l'on reconnaisse que les médecins qui exercent dans ces quartiers assument une mission d'intérêt public. Elle ferait l'objet d'une rémunération forfaitaire mensuelle ou annuelle et modulable année après année. « Nous avons reçu des messages encourageants du côté des municipalités, mais nous souhaitons être accompagnés par les pouvoirs publics dans notre réflexion car cela demande des adaptations conventionnelles et réglementaires », explique le Dr Leicher.
Une réflexion qui doit être étendue aux autres professionnels de santé car, selon lui, si les pouvoirs publics veulent assurer une réponse aux besoins de santé, ils doivent raisonner en termes de soins primaires. « Il faut complètement repenser l'exercice de la médecine dans ces quartiers-là », confirme le Dr William Lederer qui travaille actuellement avec les collectivités locales de Mantes-la-Jolie, du département et de la région sur le projet d'une maison médicale regroupant tous les professionnels de santé mais assurant également des missions sociales en liaison avec les travailleurs sociaux.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature