Montée en puissance du programme prévention anti-jihad

Les médecins et les psys à la manœuvre

Publié le 23/03/2015
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À

part la prison, aucune structure n’a encore vu le jour pour les jihadistes de retour de Syrie et ce n’est qu’en avril 2014 qu’un numéro vert a été créé par le comité interministériel de prévention de la délinquance (CIPD), dirigé par le préfet Pierre N’Gahane. « La France est en train de combler son retard, annonce celui-ci au « Quotidien » : avec le maillage de nos cellules départementales, des instances non répressives dotées de renforts en psychologues. Dans cette montée en puissance, le noyau dur, insiste-t-il, c’est l’approche psychothérapeutique. Il s’agit de développer le repérage des jeunes endoctrinés, d’assurer la déconstruction de l’emprise qu’ils subissent et d’aider à leur reconstruction sur le plan social et personnel. En lien étroit avec les familles, chacune de ces étapes nécessite l’intervention de professionnels du soin psychique, car sans relever nécessairement de la psychiatrie, ces jeunes qui basculent vers le jihad présentent des troubles du comportement. »

6 millions d’euros, 82 psychologues, 9 000 stages

Le ministère de la Justice vient de dégager un budget triennal de 6 millions d’euros (2015-2017) pour financer le plan prévention que dévoile au « Quotidien » le directeur adjoint de la Protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ), Hugues Tranchant : en plus de 18 éducateurs supplémentaires, 82 psychologues vont être recrutés par concours en avril, 59 référents laïcité et citoyenneté vont être nommés, soit un par direction territoriale. des stages de formation continue vont être organisés à l’attention de 9 000 fonctionnaires : « emprise et processus de vulnérabilité » (à partir du 30 mars) et « groupes de jeunes et phénomènes de bande » (à partir du 1er avril). Les contenus ont été élaborés avec la MIVILUDES (mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires). Le Dr Serge Blisko, son président, explique qu’il s’est entouré d’un comité scientifique, avec le Pr Philippe-Jean Parquet (psychiatre lillois, spécialiste de l’emprise mentale), pour superviser la formation des formateurs. Policiers, éducateurs et travailleurs sociaux sont mobilisés aussi, mais, insiste le Dr Blisko, « s’agissant de dérive sectaire, ce sont les psychiatres, les pédopsychiatres et les psychologues qui sont en première ligne pour le traitement de l’emprise mentale, en lien avec des structures associatives, comme le centre de prévention contre les dérives sectaires liées de à l’islam, de Dounia Bouzar, et la Maison de la prévention et de la famille, de Sonia Imloul ».

Numéro vert : 0 800-005-696

Gérée par l’UCLAT (unité de coordination de la lutte anti-terroriste), la plateforme téléphonique a bénéficié du même soutien scientifique. Avec des retraités de la police formés par les psychologues de la MIVILUDES et du CIPD, c’est elle qui effectue un premier tri : les cas qui risquent de basculer dans la violence sont communiqués aux services de renseignement et de police, les autres, sont orientés vers les cellules départementales. Ce sont celles-ci qui travaillent avec les familles désemparées et angoissées, dans une approche pluridisciplinaire, avec les acteurs sociaux et éducatifs.

« Cette politique déconcentrée devrait être bientôt complétée par la création d’un centre national, actuellement à l’étude, annonce Pierre N’Gahane, mais pas forcément selon un schéma fermé et autoritaire. S’y ajouteront une équipe mobile, gérée par des psychologues, des médecins et des éducateurs ; un appel d’offres a été bouclé en février pour sélectionner une association et le coup d’envoi est attendu dès ce mois-ci, avec un budget de 600 000 euros. »

Pour l’heure, le CIPD se targue d’avoir mené à bien une vingtaine de cas de déradicalisation. « On essuie actuellement les plâtres, reconnaît Pierre N’Gahane. Mais le plan déradicalisation, jugé « indispensable » par Christiane Taubira, sera entièrement déployé dans les six mois », promet-il.

Les généralistes face aux familles aux abois

D’autres médecins sont aussi à la manœuvre de la déradicalisation, sur le terrain, au plus proche des familles : ce sont les généralistes. « Depuis deux mois, indique au « Quotidien » le Dr Jean-Marie Faroudja, président de la section éthique du conseil national de l’Ordre, nous avons beaucoup de remontées, via les conseils départementaux, de la part de médecins consultés par des familles aux abois ; on leur demande comment réagir face aux signes d’endoctrinement de leurs ados. Évidemment, ce n’est pas le rôle du médecin de faire la leçon sur des engagements religieux, quand c’est le cas, mais dès qu’il y a transformation de la personnalité et un doute, même léger, d’altération du comportement, sans prendre parti, le médecin traitant, comme le prévoit le code de déontologie, tout en se gardant de moraliser et de psychiatriser qui que ce soit, se doit d’envisager de proposer la consultation d’un spécialiste compétent. » En l’occurrence, c’est le psychiatre qui pourrait – et parfois devrait – être sollicité.

À ces généralistes qui posent la question de la conduite à tenir, le Dr Blisko rappelle l’existence du numéro vert, « un numéro que le praticien ne doit pas appeler lui-même, précise-t-il, mais qu’il doit systématiquement communiquer aux familles, car ses écoutants sont en capacité de traiter leurs inquiétudes, dans tous les cas, et de les orienter au mieux ».

« Le médecin traitant jouit de la confiance des membres de la famille où il intervient, rappelle le Dr Xavier Deau, lui-même généraliste et président de l’association médicale mondiale (WMA) ; face à des jeunes qui ne sont pas des délirants, mais qui souvent sont épris d’idéaux humanitaires, c’est naturel qu’il soit fait appel à son avis et à ses conseils. Je l’ai moi-même expérimenté il y a deux ans auprès d’une adolescente qui avait revêtu la burka et coupé les ponts avec ses proches. Après un suivi patient et beaucoup de temps d’écoute, elle a fini par se confier à moi et, il y a quelques mois, rompant avec les influences qu’elle subissait, elle a renoué le lien familial. »

C’est aussi le message du Dr Serge Hefez responsable de l’unité de thérapie familiale de l’hôpital de la Pitié : « Le plus souvent, constate-t-il, ces jeunes tentés par les postures radicales traversent en fait des crises familiales classiques, qui n’ont pas vraiment de contenu religieux. Le médecin est là d’abord pour colmater les fractures générationnelles. »

« Dans le déminage de la radicalisation, résume le préfet N’Gahane, il faut toujours prendre garde que, lorsqu’on retire le tapis, le jeune déradicalisé ne va pas aller se jeter par la fenêtre. D’où l’importance cruciale du suivi médico-psychologique, pour l’aider à se restabiliser et lui permettre de se reconstruire. »

Christian Delahaye

Source : Le Quotidien du Médecin: 9397