Reprenez-vous à votre compte la formule de Michel Houellebecq, « le monde d’après, c’est le monde d’avant, en pire » ?
Benjamin Lemoine. Je reste optimiste sur les bifurcations possibles. Des brèches ont été ouvertes dans le rapport entretenu aux banques centrales. Dans le « monde d’avant » des années quatre-vingt jusqu’à la crise des dettes souveraines illustrée par le cas grec, il n’y avait qu’une voie possible et pas d’alternative : à savoir rembourser les dettes ou activer le soutien monétaire en dernier ressort mais en contrepartie d’ajustements très rigoureux sur la dépense publique et le marché du travail. Récemment la Banque centrale a sécurisé le financement des États sans exiger immédiatement de conditions. Même si c’était surtout pour servir de filet de sécurité au système financier spéculatif, désormais les questions qui reviennent sur le devant de la scène portent sur les liens entre politiques monétaires et budgétaires et le fait de planifier ou non (et à quel degré) les investissements nécessaires à assurer l’atterrissage économique en contexte de désastre écologique prochain. Mais le retour de l’inflation pourrait être instrumentalisé comme exigeant un traitement de choc sur la dette publique et réactiver le rabot austéritaire. Le monde d’après serait le monde d’avant en pire, parce qu’il acterait de la continuité des dogmes du capitalisme financiarisé en contexte d’effondrement climatique et sanitaire.
Pourquoi vous élevez-vous contre un instrument comme la Cades* ?
Les économistes libéraux eux-mêmes critiquent le cantonnement de la dette : l’extension à l’infini des caisses d’amortissement comme la Cades serait un dévoiement de sa fonction initiale qui visait à éteindre la dette. Financer la sécurité sociale ad vitam par la dette serait irresponsable par nature et contraire au grand principe de finances publiques qui consisterait à ne recourir à l’emprunt que pour servir l’investissement. Évidemment cela repose sur une définition orientée, strictement financière, de l’investissement qui ne considère que ce qui vaut comme collatéral et garantie en cas de liquidation, (revendu en cas de problème, bref liquide et générant des ressources en cash). L’idée qu’un.e travailleur.e en bonne santé est un « actif » en face de la ressource d’emprunt en est exclue. Une critique plus pragmatique rappelle qu’à l’heure où les taux d’intérêt sont bas et favorables aux États, il est déraisonnable d’émettre de la dette via une structure publique, qui négocie en pratique ses titres à des taux supérieurs à ceux consentis à l’Agence France Trésor qui centralise la trésorerie et gère la dette de l’État. Nombreux sont les rapports qui ont suggéré de fondre ces deux dettes pour supprimer ce spread, cet écart de taux. Face à ces arguments, l’État a avancé le principe de fidélisation des investisseurs long terme et l’attractivité des titres à, attirés par une palette variée de titres, et notamment la Cades, sécurisée parce qu’elle bénéficie de la garantie d’État, mais proposant des rendements plus élevés. Surtout, cantonner la dette et donc transférer cette charge à la Cades (ce qui a été fait par la loi organique et la loi du 7 août 2020 prévoyant le transfert à la Cades de 136 milliards d'euros de dette sociale d'ici à 2023) exige d’adosser l’émission d’obligations à une ressource fiscale. Dans le cas de la Cades, c’est la CRDS**. Cet impôt proportionnel, et non progressif, est fondamentalement injuste, inégalitaire. Cantonner c’est donc faire payer la crise par un impôt qui frappe indistinctement toutes les classes sociales en faisant fi des inégalités de patrimoine révélées et amplifiées par la pandémie.
Sur le flanc gauche, derrière le financement par emprunts de la sécurité sociale, c’est la financiarisation rampante du social qui est critiquée. La mise en dette (émise sur les marchés) des déficits de la sécurité sociale participe de la financiarisation des régimes sociaux et e leur mise sous la coupe des créanciers financiers. Comme l’explique Bernard Friot « le cycle cotisation-subvention » a été grignoté progressivement par la mise en place d’un « cycle capitaliste crédit-remboursement », « mortifère et source de profit inouï pour le capital ». L’assèchement volontaire des ressources de cotisations (baisse des cotisations patronales et salariales déguisées en « gain de pouvoir d’achat » pour les populations) nourrit l’accumulation du capital en intérêts des prêteurs et installe l’étatisation du social : parce qu’il faut compenser par des impôts et la gestion budgétaire technocratique centralisée et austéritaire (extirpée du monde du travail et de la cotisation, bref de ceux capables de gérer les comptes sociaux démocratiquement par et pour les bénéficiaires et les professionnels qui y travaillent) ces déficits des régimes de Sécurité sociale.
Le déficit de l’assurance maladie est-il la principale échéance pour le prochain gouvernement avant les retraites ?
Il y a clairement une bombe à retardement si l’on demeure dans cette configuration et si on ne change pas de levier de financement des puissances publiques. Le pouvoir en place ne cesse d’engager sa fuite économique en avant dans un logiciel suranné de l’offre – augmenter la compétitivité salariale, réduire la pression fiscale, naturaliser la supériorité du secteur privé et l’illégitimité du secteur public. La planification écologique, prise dans cet étau, reste dans le domaine de l’incantation, sinon de la cynique instrumentation orwellienne du langage. Dans la grande bataille pour la définition (et la relocalisation) du socle des besoins essentiels, il faudra une autre force politique pour que puisse émerger une industrie de la santé (pharmacie, vaccins, médicaments) au service de l’intérêt général, intégrée dans un système bouclé de sorties/ rentrées d’argent public. En attendant, l’argent public ne cesse de fonctionner comme la grande machine à subventionner le profit privé, un drain posé sur les « besoins essentiels » des sociétés et donc sur les nouveaux secteurs stratégiques, générateurs de revenus. C’est un renversement de la perspective classique : ce n’est pas l’État qui se greffe de l’extérieur sur le circuit du capital, via l’impôt et la dépense publique, mais bien le système privé qui se branche aux potentiels profits dont l’extraction réside désormais largement dans ce qui était auparavant (ou devrait être) du domaine public. De même, le rapport au social et à la redistribution n’est problématisé qu’en termes de « pouvoir d’achat ». On renonce depuis des années au levier des cotisations et les diminue au nom de la génération de chèques d’indemnisation (indemnité-inflation, primes diverses) versées aux individus. Le gain en cash se fait au détriment de la défense des droits universels (sécurité sociale, retraite) attachés aux statuts salariaux, et inextricablement à sa source : la cotisation. Conséquence directe, à défaut d’être financés dans un compromis capital / travail, régulé par la loi, les déficits sont reportés sur le budget de l’État devenu émetteur de chèques. Si l’on ne sort pas de ce logiciel, cette dette sociale, appréhendée de la même façon, constitue un futur levier de chantage à la dette gigantesque – baissez les prestations pour combler les déficits – avec à la clé la poursuite accélérée du démantèlement des systèmes de protection sociale.
En mars 2020, on a frôlé la catastrophe en matière de financement de la dette. Comment peut-on l’expliquer ?
On a avancé comme première explication le choc exogène de la pandémie qui a surpris le monde entier et mis les économies sous bulle. Mais cette explication s’entrechoque avec une autre, plus structurelle, liée à l’interpénétration entre titres de la dette souveraine (finances publiques) et système financier privé. La dette publique, en tant qu’actif sans risque, c’est le pain quotidien des marchés de capitaux : ils servent de garantie, de collatéral, de véritable monnaie pour les opérations financières à différents niveaux. En cela, ils représentant une source de liquidité inépuisable. Lorsque l’on parle de dollar (du billet vert) comme monnaie de réserve, il faut aussi avoir à l’esprit la force de ce « billet jaune », de l’obligation du Trésor étatsunienne, les Treasury Bills. Mais cet édifice privé-public repose sur une base argileuse. Au déclenchement de la pandémie, un grand nombre d’institutions financières ont fait face à un besoin immédiat de cash. Pour le générer, ils ont vendu en masse leurs titres du bon de trésor. Cela a provoqué un vent de panique au sommet de l’État américain. Cette tempête financière a traversé l’Atlantique et a touché l’Europe. La contagion a été immédiate, parce que le sommet de la pyramide financière et monétaire internationale a vacillé. C’est précisément pour cette raison qu’a été déclenchée, sans atermoiements, la réaction massive des banques centrales. La crise du système financier a, une nouvelle fois, été enrayée par la puissance publique. Ce bazooka monétaire, filet de sécurité absolu, est une révolution technique. Seulement, il n’est justifié qu’en tant qu’usine à garantie de l’industrie financière. À l’heure des catastrophes climatique, il faut accompagner d’une pensée révolutionnaire, qui flèche politiquement et cible chirurgicalement ces injections massives de liquidités. Pour être optimiste, il faut reconnaître que la brèche est ouverte. Là se situe la dispute majeure : car la ritournelle des pouvoirs publics néolibéraux vise au contraire à refermer aussitôt le couvercle sur cette potentialité : ces titres sans risques et l’intervention monétaire ne s’obtiendraient que grâce à la discipline budgétaire, la gestion rigoureuse des fonds publics, et les « fondamentaux de marché ». Pourquoi ? Parce que dans l’histoire, chaque fois que l’argent public coule à flots, il y a un enjeu politique majeur : comment et à quelles conditions a-t-on accès à celui-ci. Si la finance, comme les industries pharmaceutiques et McKinsey sont branchées à la dépense publique, à l’inverse, tout doit se passer comme s’il n’y avait pas de free lunch pour la protection sociale. Le pouvoir veille à refermer les vannes pour réintroduire de la conditionnalité : notamment dans les aides sociales, la recherche et la santé publique.
Quelle sera la conséquence de la guerre en Ukraine ?
Elle ralentit le retour en force du discours sur le « retour à la normale » : comprendre l’austérité et la « dette-comme-problème public majeur ». La guerre complique l’agenda du retour à la normale et contraint à poser les questions en termes de production énergétique, de souveraineté et de dépendance. Mais à ce stade, on n’observe pas d’effet de déstabilisation sur le capitalisme financier international.
Comment financer demain la protection sociale ?
Je suis assez sensible aux entreprises d’extension du « subversif déjà-là ». L’imaginaire de la cotisation, versée par les salariés et le patronat, porte une logique désencastrée de la sphère technocratique, budgétaire, centralisée et austéritaire. C’est cet arbitrage-là qu’il faut verser au débat : financer via des impôts (souvent injustes, et indirects, portant sur la consommation), et par des chèques, les résidus de protection sociale n’est pas neutre. Cela engage un démantèlement des statuts salariaux, des droits, et de ce qui fait la protection sociale. La protection sociale de demain doit être indissociable de la constitution d’un circuit de financement public et parapublic de l’économie, d’un État banquier, investisseur, d’une puissance publique planificatrice, qui maîtrise politiquement les entrées et sorties d’argent, c’est-à-dire pense de façon bouclée la dépense publique, et ne s’offre pas seulement au pompage privé. Les impôts constituent aussi un levier d’action complémentaire, mais ils doivent être évoqués dans le détail : ils sont devenus non progressifs, portant principalement sur la consommation et laissant les patrimoines des hauts revenus (notamment générés pendant la pandémie) s’accumuler. Une réalité pourtant diagnostiquée au plus haut niveau de l’État par le Conseil d’analyse économique (CAE) mais restée lettre morte.
Comment faire entendre ces propositions alors que le discours dominant met en avant le niveau très élevé des prélèvements sociaux atteints en France ?
Le risque est celui d’une protection sociale progressivement circonscrite au périmètre des populations dites « très vulnérables », et enregistrée dans les comptes et l’esprit public du temps comme « une charge », un fardeau, puisque précisément portant sur une cible de la population comprise dans ce système comme « non contributive ». Pourtant l’urgence climatique oblige à s’émanciper des visions étriquées de ce qui est « productif », « rentable », « d’avenir ». Le débat politique sur la répartition sociale et écologique des ressources (inextricablement naturelles et économiques) limitées est ici incontournable.
* Caisse d'amortissement de la dette sociale.
**Contribution pour le remboursement de la dette sociale.
sociologue, chercheur au CNRS et l'Institut de recherches interdisciplinaires en sciences sociales de l'Université Paris-Dauphine, auteur du livre La démocratie disciplinée par la dette, éditions La Découverte
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