AUX MUREAUX comme à Paris, on distingue les habitants de la « rive gauche » de ceux de la « rive droite ». Sauf que dans cette ville moyenne des Yvelines située à 40 km de la capitale, l’avenue Paul Raoult remplace la Seine. Rive gauche, les cités de la Vigne Blanche et des Musiciens font régulièrement l’actualité pour des épisodes de violence sporadiques. Rive droite, trois femmes généralistes exercent en cabinet de groupe, dans une résidence proprette. Un cadre en apparence calme, malgré la proximité d’un centre commercial. L’un de ces médecins vient pourtant d’être victime d’une agression à main armée. Pour une poignée d’euros. C’était le 17 janvier, à la fin d’une journée ordinaire de consultation.
« Ce soir-là, j’étais seule au cabinet médical, raconte au « Quotidien » la jeune généraliste, désarmante de calme. J’étais sur le départ quand trois hommes sont sortis des toilettes, où ils s’étaient dissimulés. L’un d’entre eux était armé ». Les malfaiteurs cagoulés agissent avec calme. « Ils m’ont dit que tout se passerait bien si je coopérais, ce que j’ai fait, indique le médecin. Ils ont pris la caisse et ma carte bleue, avec laquelle ils ont retiré 600 euros avant de filer ». La recette du jour : cent euros en liquide et bien plus en chèques. Un gros manque à gagner ? La trentenaire hausse les épaules « Je leur suis surtout reconnaissante de ne m’avoir rien fait », glisse-t-elle. Deux jours plus tard, elle reprenait le travail. Presque comme si de rien n’était.
Ne pas stigmatiser les patients.
Rapidement, les médias s’emparent du fait-divers, d’autant plus facilement que la victime est une jeune femme, incarnation de la médecine de demain. Cette agression n’est pas une première. Les professionnels de santé de cette ville, généralistes en tête, travaillent de longue date dans des conditions qui en ferait fuir plus d’un. Pour autant, tous se refusent à stigmatiser leurs patients ou à accuser les pouvoirs publics d’inertie. Beaucoup semblent accepter avec fatalisme les incivilités et les petites violences du quotidien. Ainsi le Dr Philippe Kesmarszky, 59 ans, en activité depuis « le 12 novembre 1980 », jour où son père, lui aussi médecin généraliste, « ne s’est plus réveillé ». Le côté sombre des Mureaux, le Dr Kesmarszky le connaît bien. Entre 1984 et 1986, sa voiture est « visitée » 17 fois. Pire, il y a 15 ans, une visite aurait pu lui coûter la vie. « C’était à Bizet, dans le quartier des Musiciens, raconte-t-il. J’ai refusé de délivrer un arrêt de travail à un homme qui, en retour, a jeté dans ma direction un imposant cendrier en verre, très lourd. L’objet est passé à deux centimètres de mon crâne ». Malgré tout, le Dr Kesmarszky continue de soigner les « patients de la rive gauche » comme ceux de la rive droite. « Partir au fin fond de l’Ardèche », il l’envisage parfois, avant de se résigner : « Tout casser pour tout recommencer, ce n’est pas simple ». Et puis, le médecin ne veut pas « abandonner » ses patients.
Techniques de sioux.
Résignés mais pas naïfs, les généralistes des Mureaux ont dû s’adapter à leur environnement, jusqu’à utiliser des techniques de sioux. Le Dr Emmanuelle Farcy est la dernière généraliste installée dans la cité des Yvelines. C’était en 2006. Un « choix » assumé par le médecin, qui a passé une grande partie de son enfance dans cette ville. Parce qu’elle travaille « dans un cadre où tout peut déraper en quelques secondes », le Dr Farcy « prend toujours des précautions ». Elle désigne sa main gauche : « je suis mariée, mais voyez-vous une alliance ? ». En visite à domicile, elle dissimule sa mallette médicale à l’intérieur d’un vulgaire sac en plastique. Billets et pièces de monnaie sont conservés dans une fine pochette cachée sous ses vêtements, contre l’abdomen. La quarantaine dynamique, le Dr Farcy travaille en association avec le Dr Nadine Aymé, tout aussi volontaire. Les deux médecins soignent 3 000 patients. L’arrivée en 2011 d’une jeune collaboratrice deux jours par semaine leur a permis de souffler… jusqu’à son agression, le 17 janvier. Depuis, le Dr Farcy ne prend plus sa carte bleue, a troqué tous ses papiers contre des photocopies et quitte chaque soir le cabinet en même temps que son dernier patient.
Touraine au téléphone.
Le braquage de la jeune généraliste a provoqué l’indignation bien au-delà des Mureaux. « Nos patients ont été très choqués, désolés », indique le Dr Farcy. « Touchée et surprise » par ces témoignages de sympathie, le médecin agressée a même reçu un coup de fil de la ministre de la Santé en personne. « Marisol Touraine m’a dit être consciente du risque de désertification médicale qui guette les banlieues », commente la jeune femme. Une inquiétude que partagent les 30 généralistes des Mureaux, âgés en moyenne de 55 ans. « Trouver un remplaçant relève du miracle », déplore le Dr Aymé.
De plus, les Mureaux n’ont pas bonne presse auprès de la jeune génération, et les chiffres sont loin d’être incitatifs. « Les incivilités se multiplient, admet le Dr Frédéric Prudhomme, président de l’Ordre des Yvelines. Dix déclarations ont été enregistrées en 2011, contre une quarantaine l’an passé. Et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg ». Interne en médecine générale, Vivien Roset effectue son stage auprès des Dr Farcy et Aymé. Il apprécie son travail, trouve les patients « attachants », mais l’agression de sa consœur l’a secoué. « J’y pense tout le temps », admet-il. Au point de remettre en question son choix de carrière.
Que faire ? Généraliser les « bips » d’urgence ? Renforcer la présence policière ? Le « tout-sécuritaire » n’enchante guère les médecins du cru. « Ca serait triste », indique la jeune généraliste agressée. Le Dr Kesmarszky estime de son côté qu’une maison de santé pluridisciplinaire pourrait être un remède, « l’effet de groupe pouvant être dissuasif ». D’autres pensent que les patients doivent plus s’impliquer. C’est le sens de l’opération « cabinets fermés », prévue demain aux Mureaux. La population est invitée à réfléchir à la question : « Y aura-t-il encore, demain, des professionnels de santé pour s’occuper de votre santé ? ». La jeune victime sera absente. « J’attends que le débat m’échappe », dit-elle joliment. Son installation aux Mureaux relève désormais de l’hypothétique.
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