Drôle de guerre froide

Publié le 03/04/2001
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L A collision entre deux avions, l'un américain, l'autre chinois, constitue le premier pépin diplomatique de George W. Bush. Car l'affaire ne peut pas tourner à son avantage.

Un avion espion américain, bourré d'électronique, semble avoir heurté en vol un appareil militaire de la Chine populaire. Endommagé, l'avion espion a dû atterrir en territoire chinois avec 24 hommes à bord. Washington affirme que l'incident s'est produit à plus de cent kilomètres des eaux territoriales chinoises et exige le rapatriement immédiat du personnel militaire et de l'appareil. Les Chinois rétorquent que l'avion est chez eux et qu'ils sont souverains.
Pékin n'a aucune raison de se montrer indulgent à l'égard de Washington : l'arrivée de M. Bush à la Maison-Blanche s'est traduite par un durcissement instantané de la politique chinoise des Etats-Unis : ils veulent vendre à la Chine nationaliste des navires Aegis capables de constituer, grâce à des radars particulièrement performants, un bouclier contre toute attaque de la Chine populaire ; ils ont perdu toute indulgence à l'égard des graves lacunes du gouvernement communiste chinois en matière de droits de l'homme ; et c'est notamment contre la Chine continentale qu'ils veulent construire leur propre bouclier antimissiles. Toutes dispositions qui ont créé, entre Washington et Pékin, un climat de guerre froide.

Un anachronisme

Mais la notion même de guerre froide est aujourd'hui un anachronisme : bien que le Parti communiste chinois continue d'exercer sur cet immense pays un pouvoir sans partage, la Chine a basculé allègrement dans le plus débridé des capitalismes depuis la révolution économique de Deng Xiaoping ; ce qui lui a permis d'assurer un rythme de croissance très élevé et d'enrichir beaucoup de Chinois, sinon la majorité paysanne, qui reste très pauvre. Bill Clinton ne songeait qu'à encourager ce mouvement, ce qui l'a conduit à négliger l'aggravation récente de la situation des droits de l'homme en Chine populaire, notamment à cause de la répression des Falungong, sorte de secte religieuse que le pouvoir chinois ne tolère pas.
M. Bush est beaucoup plus sévère dans son évaluation du régime chinois, qu'il soupçonne de ne jouer le jeu du développement économique que pour masquer des objectifs hégémoniques dans la région, notamment en ce qui concerne la Chine nationaliste.
Le gouvernement de Pékin n'a pas oublié, pour sa part, le bombardement par inadvertance de son ambassade à Belgrade il y a deux ans. Depuis cette erreur (qui, à l'époque, a créé une crise très grave entre les deux pays), l'Amérique est souvent insultée par la presse chinoise. M. Bush, qui n'est pas responsable de l'intervention de l'OTAN en Yougoslavie, est très attaché aux convenances diplomatiques et supporte mal le comportement des dirigeants chinois.

Avantage aux Chinois

Pour le moment, ils ont l'avantage. Il n'est pas exclu qu'ils aient provoqué l'incident avec l'avion espion, qui faisait un vol de routine, comme les Etats-Unis en font tant encore non loin des côtes chinoises et russes. Peut-être Pékin a-t-il voulu envoyer un signal à Washington, façon de dire que George W. Bush doit revoir sa politique. Les Chinois auront eu tout le loisir de décortiquer l'appareil et de prendre connaissance de ses merveilles technologiques. Pour M. Bush, c'est un sérieux revers. En outre, il ne pourra récupérer l'équipage, puis l'appareil que s'il adopte à l'égard de Pékin un ton plus mesuré, ce qui sera pour lui une humiliation.
Enfin, M. Bush est lié à la Chine communiste par des liens très étroits qu'il ne peut pas compromettre : s'il est vrai que le commerce entre les deux pays se traduit par un déficit américain d'une cinquantaine de milliards de dollars, la Chine représente déjà, pour les entreprises américaines, un marché considérable. Ce sont les patrons américains qui ont exercé des pressions sur M. Clinton pour qu'il ne s'appesantisse pas sur les droits de l'homme en Chine. Bon nombre de sociétés et bien plus encore de salariés américains gagnent leur vie grâce aux exportations vers la Chine.
C'est pourquoi M. Bush commet une erreur quand il englobe la Chine et la Russie dans le même jugement : il peut se permettre de tenir la dragée haute à Moscou qui coûte plus cher aux Etats-Unis qu'elle ne leur rapporte ; mais s'il pratique une politique identique avec la Chine, il irrite ces Américains qui, par leurs votes, mais surtout leur argent, l'ont mis au pouvoir. Et s'étonneront de ne pas obtenir de leur ami républicain ce qu'ils ont obtenu d'un président démocrate, censé être moins conciliant avec les milieux d'affaires.
Même la Russie actuelle n'est plus l' empire du mal que dénonçait Ronald Reagan. Bien que ses méthodes rappellent celle d'un chef du PCUS, M. Poutine semble se conduire d'une manière plus nationaliste que communiste. Quand M. Bush jauge la Russie à l'aune de la guerre froide, il oublie douze années d'histoire qui ont radicalement changé les Russes.
M. Bush se retrouve dans une position de faiblesse : c'est lui qui réclame la restitution d'un avion et de son équipage et, pour y parvenir, il ne dispose, en tout et pour tout, que de la supplication ; il ne peut pas ouvrir une crise avec la Chine communiste sans subir des représailles commerciales qui, certes, réduiraient les exportations chinoises, mais seraient mal ressenties aux Etats-Unis où une perte de marchés ne pourrait qu'aggraver le ralentissement économique. Pour se sortir de ce pétrin, il devra à la fois contraindre les Chinois à lui rendre ce qui lui appartient et à composer avec lui. Ils n'ont pas l'air du tout d'en prendre le chemin.

Richard LISCIA

Source : lequotidiendumedecin.fr: 6891