« Il était minuit cinq à Bhopal », par Dominique Lapierre et Javier Moro

Chronique d'une catastrophe prévisible

Publié le 02/04/2001
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Livres

A VEC Dominique Lapierre, les grands sujets ont toujours fait de grands livres. Il y a eu, en collaboration avec Larry Collins, « Paris brûle-t-il ? », « 0 Jérusalem », « Cette nuit la liberté » ou « le Cinquième cavalier », puis, seul, « la Cité de la joie », « Plus grands que l'amour » ou « Mille Soleils », autant de best-sellers qui ont été publiés dans une trentaine de langues. En s'emparant de la plus grande catastrophe industrielle de l'histoire, en divulguant les incompétences, les négligences et le souci de rentabilité qui ont conduit à la tragédie, il attire une nouvelle fois l'attention sur les recherches des apprentis sorciers et leurs dévoiments qui menacent l'avenir de notre planète.

A quand doit-on faire remonter le drame ? A la nuit des temps peut-être, depuis que les hommes mènent une guerre sans merci pour combattre les insectes qui dévorent plus de la moitié de la nourriture espérée. Ou bien en 1957, lorsque deux jeunes entomologistes et un chimiste découvrirent, dans un centre de recherches de la banlieue de New York, le Sevin, un pesticide miracle qui devait sauver les cultures des hommes en respectant l'environnement. Ensuite la société américaine Union Carbide, le numéro 3 mondial de la chimie, trouva le gaz nécessaire à sa fabrication, l'isocyanate de méthyle ou Mic, probablement le plus dangereux de tous les gaz imaginés par l'industrie chimique.
Cela évidemment, le gouvernement indien n'en savait rien lorsqu'il a accepté, en 1978, la construction d'une usine qui serait chargée de fabriquer cinq mille tonnes de pesticides et notamment de Sevin, à Bhopal. Car si Union Carbide avait joué la transparence et mis en garde contre la toxicité du produit, c'était bien en-deçà des risques et des conséquences réels.
Bhopal, surnommée la « Bagdad de l'Inde ». Une antique cité riche de palais magnifiques, de mosquées sublimes, de jardins superbes sur laquelle ont régné princes et princesses jusqu'à l'indépendance de l'Inde en 1947 et qui, en cette année 1984, compte 600 000 habitants. Plus en vérité car, attirés par le travail que procurait Union Carbide, des milliers de pauvres vinrent s'entasser dans une couronne de bidonvilles autour de l'usine. Ce fut vers eux que le vent poussa le nuage toxique après que 42 tonnes d'isocyanate de méthyle s'échappèrent de la cuve E 610, durant la nuit du 2 au 3 décembre 1984.
A qui la faute ? L'histoire bien sûr ne le dit pas. Aucun procès ne jugea jamais Union Carbide, qui elle-même tenta de faire croire à un sabotage. Ce que l'on sait en revanche, c'est que deux ans auparavant, après une suite d'incidents plus ou moins graves dans l'usine, une visite technique révéla des défaillances notables, et qu'un journaliste publia plusieurs articles de mise en garde. En vain. Il s'est aussi avéré que pour réduire les frais d'exploitation de l'usine devenue de moins en moins rentable, un nouveau directeur décida de licencier du personnel et rogna sur la qualité du matériel employé et son remplacement.
Finalement, en janvier 1989, à la suite d'une transaction entre la société américaine et le gouvernement indien, Union Carbide versa 470 millions de dollars d'indemnités pour solde de tout compte, soit 6 fois moins que les compensations initialement réclamées. Cet accord inespéré pour Carbide fit monter de deux dollars le cours de son titre à Wall Street.

Editions Robert Laffont,443 p., 139 F (21,19 e)

Des séquelles à long terme

Trois habitants sur quatre de Bhopal, la capitale du Madhya Pradesh, ont subi les effets du nuage toxique. Après les yeux et les poumons, les organes les plus sévèrement atteints étaient le foie, les reins, les appareils digestifs et génitaux, ainsi que les systèmes nerveux et immunitaires. Plus difficiles à mesurer, mais tout aussi lourdes, furent les conséquences psychologiques.
Aujourd'hui encore, Bhopal compte quelque 120 000 personnes affectées par les séquelles de la tragédie qui continue de tuer de 10 à 15 malades par mois.
« Carbide n'ayant jamais révélé la composition exacte du nuage toxique, les autorités médicales n'ont pu à ce jour mettre au point un protocole de soins efficaces... Faute de médecins qualifiés et de techniciens pour entretenir et réparer les équipements ultramodernes, les immenses établissements construits depuis la catastrophe sont inutiles. Une enquête réalisée en juillet 2000 révèle qu'un quart des médicaments distribués par le tout récent Bhopal Memorial Hospital Trust construit par Carbide sont soit nocifs soit inefficaces, et pour 7,6 % à la fois nocifs et inefficaces ».
Seize ans après la catastrophe, 5 000 familles des bidonvilles continuent de boire l'eau provenant de puits pollués par les effluents rejetés par l'usine. Des prélèvements indiquent la présence de taux de tétrachloride de carbone 682 fois plus élevés que la dose maximale acceptable, et de taux de chloroforme et de trichloréméthylène respectivement 260 et 50 fois la dose tolérée.
Dominique Lapierre a inauguré en janvier une clinique gynécologique financée avec ses droits d'auteur qui compte quatre médecins et une vingtaine de spécialistes médicaux et sociaux chargés de suivre plus de dix mille patients sans ressources. Une partie des droits d'auteur de ce livre serviront à faire fonctionner l'établissement.

FRENEUIL Martine

Source : lequotidiendumedecin.fr: 6890