Cette partie de la France qui refuse l'avenir

Publié le 09/04/2001
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C OMME d'autres mouvements ou manifestations de mécontentement, la grève de la SNCF - elle a pénalisé les Français au travail et ceux qui partaient en vacances - ne traduit pas seulement un conflit social classique, mais le comportement d'un dinosaure étatique terrifié par la réforme à laquelle il est voué.

Il y a en effet un décalage croissant entre les progrès technologiques qui font des trains français les plus performants, les plus sûrs et les plus rapides du monde, et ceux qui sont payés pour en assurer le fonctionnement. Plus la direction de la SNCF insiste sur l'amélioration du service qu'elle offre, sur sa tarification populaire, sur son engagement à respecter sa clientèle, plus ses salariés rendent précaires l'accès aux trains, la fiabilité des horaires et la préparation d'un voyage.
La direction nous dit en résumé : « Il y a un avenir pour le train. Sur certains parcours, il concurrence l'avion par les prix et par les durées de voyage. Il va au cœur des villes. Il est le moyen de transport privilégié des gens à revenus modestes ou moyens. Il devra à terme remplacer le camion. Il ne pollue pas. C'est une invention plus utile peut-être que le moteur à explosion ou l'aéronef. »

Un élément qui inquiète

Ce discours parfaitement honnête et exact est accueilli par l'usager avec le scepticisme qu'on imagine. Non seulement dans la France désordonnée, les trains ne partent plus à l'heure, mais ils ne partent plus du tout.
Les syndicats de la SNCF disposent certainement de bons arguments à faire valoir : leurs adhérents doivent protéger leur pouvoir d'achat, bénéficier des avantages sociaux accordés à tous les Français, prendre un jour leur retraite comme tout le monde. Mais au-delà de la querelle sociale habituelle entre le patron et ses salariés, il y a un élément qui inquiète, qui épouvante même, les syndicats : la SNCF n'est pas seulement, comme ils en répètent le dogme à l'envi, tout en le piétinant, un service public. Elle est un moyen de transport en concurrence avec les autres, elle doit séduire, rassurer, satisfaire sa clientèle. Elle doit donc se comporter exactement comme une entreprise qui vend un produit et ne peut prospérer que si ce produit satisfait le client.
Ce n'est pas de cette manière que les salariés de la SNCF voient les choses. L'expression galvaudée de service public signifie à leurs yeux, et quoiqu'ils s'en défendent, que le public est à leur service, probablement parce qu'ils disposent sur lui d'un pouvoir incomparable. Non seulement le client n'est pas roi, mais s'il n'est pas content, qu'il aille chercher ailleurs. Cette arrogance et cette force de nuisance exceptionnelle proviennent du nombre élevé des employés de l'entreprise géante, du monopole qu'elle exerce dans le domaine du transport ferroviaire et d'une tradition qui a fait du cheminot un personnage romantique, littéraire et cinématographique, alors qu'il n'est plus aujourd'hui ce qu'il était à l'époque de la locomotive à vapeur.

Paranoïa sociale

A l'amour du métier a succédé la paranoïa sociale : des technocrates pervers et machiavéliques (le P-DG, Louis Gallois, ne mérite vraiment pas ce jugement) n'ont pour objectifs que la diminution des effectifs, la prolongation des carrières, la rentabilité, terme particulièrement odieux pour les oreilles françaises, et la retraite la plus tardive. C'est ce qui a transformé le conducteur de locomotive de « la Bête humaine » en emmerdeur patenté qui n'éprouve plus que mépris pour les passagers. Son environnement a tellement changé qu'il ne croit plus lui-même à la splendeur de son métier ; car, s'il y croyait, il ne consacrerait pas toute son énergie à le détruire.
Le jour où la clientèle s'apercevra que, en vertu du calcul des probabilités, elle a infiniment plus de chances de faire à l'heure un voyage en voiture ou en avion qu'en train, elle cessera de prendre le risque de rester sur le quai de la gare.
Cela en dit long, d'ailleurs, sur l'avenir du ferroutage, réclamé par les écologistes, mais surtout inéluctable dès lors qu'il s'agit de protéger l'environnement et d'éviter un nouveau drame du Mont-Blanc. Demandez aux producteurs de denrées périssables s'ils font plus confiance au train qu'au poids lourd.
Les cheminots ne sont plus de leur temps et l'anachronisme qu'ils représentent, ils le traduisent tous les jours dans des propos de syndicaliste militant d'une pauvreté à faire honte. Si M. Chirac demande un service minimum (dont nous serons les premiers à dire qu'il ne signifie pas grand'chose), c'est parce qu'il a commencé sa campagne électorale ; la seule référence au service public, leitmotiv lancinant, mais anéanti par des actions qui le vident de toute substance, répond à n'importe quelle critique, sans discrimination ; les excuses, purement de circonstance, adressées aux passagers, recèlent une hypocrisie tellement aveuglante que plus personne ne songe à s'en indigner.

Même le public...

En outre, les salariés dans les transports publics bénéficient de l'extraordinaire indulgence du public. Les sondages indiquent que leur combat syndical est regardé avec sympathie, même si les « micro-trottoirs » révèlent souvent une colère signalée par des propos également usés, où l'expression de « prise d'otages » tient lieu d'analyse.
Mais la question ultime n'est pas de savoir si les cheminots sont sympathiques ou non, s'ils sont ou non soutenus par la population, si leurs revendications sont légitimes ou non, si leurs craintes sont fondées ou non. La question est universelle, en ce sens qu'elle concerne la modernisation de la France presque soixante ans après la Seconde Guerre mondiale. La question est de savoir si nous pouvons ou non nous adapter à un monde en pleine révolution. Et ce qu'il y a de plus contradictoire dans la France d'aujourd'hui, c'est que, pour les domaines où la France est première, le TGV, le prochain Airbus, notre technologie des fusées, qui nous a fourni une place de choix dans la mise en orbite des satellites de télécommunication, la reconquête de la construction navale, une industrie automobile qui devance la concurrence, le fossé est parfois (mais parfois seulement) immense entre le progrès industriel et les hommes qui sont censés donner à ce progrès une application pratique pour la vie de tous les jours.
Bien entendu, il ne faut pas exagérer : Airbus prend des commandes pour son A380 et n'est pas menacé par la grève ; de même pour le programme Ariane. Mais à quoi sert ce si bel outil qu'est le TGV s'il reste dans un hangar ?
Il ne s'agit pas, ici, de nier qu'il puisse y avoir, à la SNCF, des revendications sociales légitimes. Il s'agit de dire que les syndicats ne peuvent pas se contenter de gérer un mécontentement sans regarder des enjeux qui se situent bien au-delà du combat syndical. Il s'agit d'accepter l'effort d'adaptation que requiert tout effort de modernisation. La France ne peut pas avoir à la fois quelques technologies parmi les avancées, quelques industries parmi les plus performantes, et abandonner la course parce que des militants obtus et, en définitive, peu soucieux du bien public, rendent inopérants les progrès qu'elle doit à une poignée de citoyens plus éclairés.

Richard LISCIA

Source : lequotidiendumedecin.fr: 6895