Livres
C ETTE histoire pourrait être une plaisanterie macabre, un sinistre canular - certes déroutant s'agissant d'un écrivain siégeant parmi les Goncourt, qui fut ministre de la Culture en Espagne et assagi par le temps puisqu'il compte 78 printemps. Mais c'est un fait réel ; rien qu'un fait divers dans la terrible accumulation d'horreurs qui se sont déroulées dans les camps de la mort, mais qui illustre justement les extrêmes de la bassesse et de la grandeur de l'âme humaine. Sans morale ni lamentation.
Jorge Semprun ne dit rien des circonstances de sa déportation ; le mot Résistance suffit. Connaissant l'allemand, il a obtenu un travail de bureau, quelque peu protégé à défaut d'être privilégié, car il est au même régime de famine que la majorité. Ce sont ses amis communistes qui interceptent une note de Berlin demandant s'il est encore en vie ; un tel « intérêt » ayant conduit précédemment plusieurs détenus au peloton d'exécution, explique le macabre stratagème.
Mais l'essentiel n'est pas là. Il est dans cette expérience vécue par l'auteur de la proximité immédiate d'un homme déchu et mourant au sein de ce qui n'était qu'une vaste machine à broyer et à provoquer la mort de milliers d'hommes.
Car c'est d'un livre de mémoire qu'il s'agit d'abord. Mémoire de ce double, ce frère décédé dans la vermine en prononçant en latin les mots de Sénèque « Il n'y a rien après la mort, la mort elle-même n'est rien. » Il s'appelait François L.
Mémoire de cette aventure collective des camps de concentration dont il restitue, au hasard de ses souvenirs, des scènes irréelles.
Ainsi des Musulmans - un terme propre aux camps nazis - qui étaient « la frange infime de la plèbe du camp qui végétait en marge du système de travail forcé, entre la vie et la mort » ; parmi eux, l'ancien professeur de Jorge Semprun à la Sorbonne, le sociologue Maurice Halbwachs.
Ainsi de la baraque des latrines collectives, si répugnante et qui pourtant « devenait en hiver un havre de chaleur et de repos, malgré la puanteur, le vacarme, le spectacle de la déchéance qui s'y jouait ».
Jorge Semprun évoque aussi les périodes de quarantaine réservées aux nouveaux arrivés et dont les corvées, le plus souvent inutiles, étaient effectuées sous la férule de sous-officiers SS armés de gourdins et de matraques en caoutchouc, dans la brutalité la plus arbitraire et un sadisme sans frein. Il se souvient d'un jeune Russe qui lui a sauvé la vie peut-être, en échangeant, au risque de se faire prendre, l'énorme bloc de roche qu'il devait transporter contre sa pierre plus légère.
Il se rappelle comment « dans le calme de la salle de l'Arbeitsstatistik , au pied de la cheminée rougeoyante du crématoire, c'est avec un roman de Faulkner que j'ai passé quelques nuits de décembre, bien heureuses » et comment il convoquait dans sa tête ses poètes préférés pour que la musique de leurs vers couvre les vociférations des gardiens...
Au gré d'une mémoire vagabonde, passant d'une image à l'autre sans souci d'ordre chronologique ni de démonstration, sans pathos ni trémolos et, mieux, comme s'il se pliait à la demande d'un tiers, Jorge Semprun, qui en est l'un des derniers témoins, parvient à dire l'indicible. Eprouvant et bouleversant.
Editions Gallimard, 197 p., 98 F (14,94 euros).
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