O N pouvait se demander ce qui avait déterminé le choix de la médecine chinoise, ou plutôt des médecines chinoises, comme thème d'exposition au parc de la Villette, entre une exposition des gâteaux figuratifs d'Europe et une découverte des « réalités multiples » du Mali. C'est que les cultures « autres » et la façon dont elles sont reçues en Europe, et en particulier en France, constituent l'un des centres d'intérêt majeurs des responsables des expositions, explique Claude Archambault. De plus, depuis des années, la vague de médecines douces et de promotion du bien-être que répandent les médias les plus courants, tendrait à faire de la médecine chinoise, parmi d'autres, une panacée face à une médecine occidentale, alors considérée comme dure et peu soucieuse de qualité de vie.
Les organisateurs de l'exposition ont voulu, au-delà de ces images sommaires, revenir aux sources, pour mieux comprendre comment se sont constitués les « récits du corps » spécifiques de la médecine chinoise. Il ne s'agit ni d'offrir une solution technique aux maux occidentaux comme orientaux, ni de ranger la médecine chinoise au chapitre des sectes ou du charlatanisme. Il ne s'agit pas non plus de présenter un contenu scientifique, mais bien d'évoquer un fait culturel, soit l'évolution d'un système médical étroitement lié à une histoire. Si étroitement lié d'ailleurs que le même système donnera en milieu chinois et en milieu occidental deux types de médecine différents.
Claude Archambault en donne pour exemple la notion de « méridien », largement popularisée en Occident : le visiteur de l'exposition n'y trouvera pas une fois ce mot, choisi par les premiers Européens qui ont connu la médecine chinoise et qui ont rencontré des difficultés pour parvenir à qualifier les conduits par lesquels passe le Qi (énergie). Ils ont alors eu recours à une transposition géographique quelque peu hasardeuse, admise aujourd'hui sans discussion, mais pas sans conséquences pour l'appréhension du système et de sa pratique.
De même, les anciens Chinois parlaient « des vapeurs » et non du Qi, terme adopté du temps de Mao : celui-ci voulait en effet conserver les médecines traditionnelles chinoises pour des raisons tant économiques que politiques, mais il lui importait tout autant de poser la Chine comme une grande nation moderne et d'amorcer le dialogue avec les Occidentaux ; comme, par ailleurs, le problème des sources d'énergie se posait aussi en Chine, le mot « énergie » paraissait particulièrement bien adapté.
Les récits sur le corps, eux aussi, sont le reflet de la culture qui les produit. En Occident, raconte Claude Archambault, on invente le robinet mélangeur et on efface ce qui existait auparavant. En Chine, on accumule, on enrichit, on commente sa propre tradition. Les difficultés d'Harvey pour introduire un concept nouveau, le bouleversement provoqué par le pasteurisme, les querelles permanentes entre écoles qui caractérisent le progrès à l'occidentale sont bien éloignées du type d'évolution à la chinoise, qui privilégie les changements d'éclairage. Ainsi la pensée taoïste, et plus encore la pensée mandarinale sont-elles mises en sommeil au moment de l'unification de l'Empire, au profit de l'image d'un corps très hiérarchisé en conduits et organes. Mais quatre ou cinq siècles plus tard, les différents courants se rejoignent dans un même récit du corps.
Echanges entre cultures
Les échanges entre cultures profondément différentes et leurs conséquences sur les systèmes médicaux qui en dérivent sont donc au cur du projet de la Villette. L'intérêt des Occidentaux pour la médecine chinoise ne date pas d'hier et l'exposition rend hommage à ces Européens, et en particulier à ces missionnaires qui ont fait un travail extraordinaire pour rapporter le savoir médical chinois dans leurs pays. Certes, si sinisés qu'ils aient pu être, ils devaient, pour transmettre, rejoindre une pensée, des critères occidentaux, ce qui ne pouvait se faire qu'au prix de glissements, voire de déformations, inévitablement influents sur la pratique.
De nos jours, la pharmacopée, immense chapitre de la médecine chinoise trop souvent méconnu des Occidentaux, représente un bon exemple des difficultés de translation des savoirs de Chine en Occident.
En effet, des milliers de plantes qui constituent la nomenclature chinoise, seules quelques-unes parmi les plus courantes sont connues sous le nom occidental correspondant à la nomenclature OMS, ce qui restreint considérablement les possibilités de commercialisation des plantes chinoises en Europe. Si les Chinois s'occupent activement d'étudier leurs plantes médicinales selon les modalités scientifiques occidentales, il reste en effet un travail colossal à effectuer avant que puissent être utilisés partout certains produits, d'autant que leur action est parfois plus violente que ne le supposent beaucoup d'Occidentaux.
Bien d'autres obstacles gênent encore cette diffusion des plantes médicinales chinoises vers l'Occident, sur laquelle la Chine fonde bien des espoirs économiques. Ainsi l'extension des cultures intensives soulève-t-elle le problème des résidus de pesticides, des métaux lourds ou des OGM : un « ménage législatif » s'impose dans ce domaine, la tolérance vis-à-vis de ces produits étant à l'heure actuelle beaucoup plus grande en Chine qu'en Occident. La Chine n'est pas indifférente non plus au sort des espèces protégées. L'utilisation de la pharmacopée chinoise dépend aussi du statut des praticiens qui les prescrivent ; or si l'Allemagne, l'Angleterre ou la Suisse font preuve d'un grand libéralisme en la matière, la réglementation française a du mal à trouver le juste équilibre entre contrôle du charlatanisme et responsabilité des individus, praticiens et patients.
Les Chinois, pour leur part, lorsqu'ils se sont intéressés à la médecine allopathique, en ont très rapidement intégré les apports. Il est certain que la médecine occidentale prend dans la Chine d'aujourd'hui le pas sur la médecine traditionnelle chinoise : « Tout le monde est à l'aspirine », précise Claude Archambault. Mais il n'y a pas d'opposition entre les deux types de médecine : si les Occidentaux que nous sommes ont tendance à être « fromage ou dessert » et à opter résolument pour une médecine au détriment d'une autre - allopathique contre complémentaires ou inversement-, les Chinois, eux, associent volontiers les deux ; ils utilisent par exemple les traitements de médecine chinoise pour pallier les effets secondaires des chimiothérapies anticancéreuses.
Dans cette optique, il était logique que la médecine traditionnelle chinoise, loin de se dissoudre peu à peu dans une médecine populaire résiduelle, se transforme avec les technologies médicales : les Occidentaux sont nombreux à connaître l'électro-acupuncture, désormais largement répandue dans le monde entier. Mais ce n'est pas le seul exemple : en Chine, on renonce de plus en plus aux décoctions au goût infect à ingurgiter toutes les demi-heures, au profit de gélules à base d'extraits de plantes traditionnelles, plus adaptées au mode de vie urbain.
Modes d'appropriation
C'est donc un peu à la manière chinoise que les responsables de l'exposition ont voulu aborder leur sujet, sans esprit polémique et en laissant à chacun accès libre à sa propre perception de la médecine chinoise : l'un en retiendra surtout le volet préventif, l'autre en restera à l'acupuncture, un troisième se convertira au Qi cong. La question de l'efficacité n'est pas non plus posée en termes occidentaux. La question centrale reste donc celle du mode d'intégration, d'appropriation de cette médecine, qui peut être le nôtre : celui de l'homme de la rue dont la demande vis-à-vis de ces thérapeutiques ne saurait être balayée d'un revers de main comme simple manifestation d'obscurantisme, celui du praticien qui peut apprécier un aspect ou un autre de la médecine chinoise, celui des Etats, de la Communauté européenne tout autant.
De la pensée taoïste au médecin d'aujourd'hui
C'est sur la pensée taoïste des correspondances que s'ouvre la première salle. Cette pensée extrêmement holistique a laissé des traces jusque dans les cerveaux des citadins chinois les plus occidentalisés qui consacreront par exemple à la tradition de ne pas manger de buf s'ils sont enrhumés, un peu comme tant d'Occidentaux renoncent au chocolat s'ils ont « mal au foie ». Saisons, chiffres, animaux, organes, éléments s'organisent selon un récit dont la logique, irréductible à la nôtre, apparaît tout à fait évidente aux Chinois.
L'exposition passe rapidement sur les maladies, avec quelques reproductions de gravures, et s'attarde ensuite sur les thérapies : la démonologie qui a encore cours dans les campagnes et fait appel aux esprits ; les religions, avec l'influence du bouddhisme et celle de la figure emblématique d'un médecin du Ier siècle déifié au XIIIe siècle ; l'acupuncture, en particulier avec d'anciens mannequins de papier mâché ; la pharmacopée, très liée au taoïsme, avec une littérature très abondante, ancienne et récente, chinoise et occidentale.
On entre ensuite dans l'histoire illustrée du récit du corps selon les Chinois, corps climatique, corps malade, corps hiérarchisé, corps-paysage du taoïsme classique, corps médiqué par une association de traitements variés... Temps modernes et temps anciens voisinent encore dans les deux salles suivantes, l'une reconstituant une pharmacie chinoise du XIXe siècle, l'autre donnant un échantillonnage des matières premières et de l'outillage utilisés par les pharmaciens chinois. Un petit film consacré à la pharmacie d'autrefois montre aussi des médecins consultant dans une pharmacie, comme employés du pharmacien, ce qui laisse planer quelque doute sur l'indépendance des premiers vis-à-vis du second.
L'espace du médecin d'aujourd'hui tel que le présente ensuite l'exposition, rend bien compte de la capacité des praticiens chinois à associer des éléments venus d'ici ou d'ailleurs, quand ils utilisent des mannequins mi-chinois, mi-occidentaux ou qu'ils accordent au pouls un double intérêt, fidèles à la tradition autant qu'attentifs aux données occidentales.
Deux films, l'un sur l'acupuncture et l'autre sur le diagnostic, complètent l'exposition, tandis que des ateliers s'ouvrent aux enfants et aux adultes : les premiers pourront s'initier au Qi gong des animaux ou aux secrets des correspondances chinoises, les seconds pourront goûter les thés chinois à la manière dont les nologues français goûtent le vin ou s'essayer à la pratique subtile de la calligraphie, art lié à la médecine chinoise.
Médecines chinoises, Paul Unschuld (commissaire scientifique), Jean-Paul Desroches (conseiller artistique), Claude Archambault (chef de projet), pavillon Paul-Delouvrier, parc de la Villette, du 18 avril au 8 juillet, du mercredi au dimanche de 14 h à 19 h, tél. 01.40.03.75.75.
Un dictionnaire et une approche ethnographique
L'édition n'est pas non plus insensible aux richesses de la médecine chinoise. Ainsi un dictionnaire Larousse vient-il de lui être consacré, qui réjouira autant les amateurs d'acupuncture que les curieux des pratiques de santé chinoise, de l'alimentation au Qi cong et aux massages. L'auteur, Hiria Ottino, qui a suivi un cursus universitaire de médecine traditionnelle chinoise au Yunnan et étudié en Chine sa philosophie, est conscient des « immenses différences de conception » qui existent entre Chinois et Occidentaux, a reçu l'aval, exprimé en préface, du directeur adjoint de l'administration d'Etat de la médecine traditionnelle chinoise de la République populaire de Chine. Sobrement illustré de quelques schémas en noir et blanc, le livre comporte des annexes riches en tableaux qui viendront certainement en aide aux cerveaux occidentaux pour mieux appréhender un système complexe et « irréductible » à la logique occidentale.
On peut citer aussi un article inclus dans le dernier numéro de la revue « Ethnopsy », signé d'un professeur d'histoire et de sociologie des sciences de Taïwan, qui rejoindrait sans peine les préoccupations de Claude Archambault. En analysant les débats qui ont eu lieu autour d'un médicament chinois ancien à la recherche d'une légitimité scientifique, l'auteur met en relief les aléas des traductions, comme le rôle des institutions et de la pratique médicale sur l'objet médicament.
« Dictionnaire de médecine chinoise », Hiria Ottin, Larousse, 352 pages, 110 F (16,77 e).
« Ethnopsy », n° 2, mars 2001, « Drogues et Remèdes », p. 91 à 145, Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, 100 F (15,24 e).
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