LE QUOTIDIEN : Avec vos collègues du CHU de Besançon, vous avez analysé les demandes d’euthanasie et de suicide assisté. Pourquoi avoir mené cette recherche ?
ALINE CHASSAGNE : Cette réflexion est engagée depuis 10 ans sous l’impulsion du Pr Régis Aubry, ancien chef de service de soins palliatifs et membre du Comité consultatif national d’éthique (CCNE). Les professionnels exerçant en unités de soins palliatifs (USP) sont confrontés à des désirs de mort ou à des demandes d’aide à mourir de la part de patients. Mais peu de recherches abordent ce sujet. Dans les États où l’aide à mourir est autorisée - Belgique, Pays-Bas, Canada, Suisse ou encore l'Oregon aux États-Unis -, la littérature est plus abondante. Cependant, on observe de fortes variations dans la manière dont sont recensées les demandes.
Comment avez-vous procédé ?
Les recherches ont démarré avant l’application de la loi Claeys-Leonetti de 2016 (qui instaure notamment la sédation profonde et continue). L’idée était d’avoir un regard sur des évolutions impulsées par la loi.
Une première étude qualitative, lancée en 2014, a inclus des patients hospitalisés dans 11 USP de deux régions qui ont exprimé des demandes très explicites : il ne suffit pas de dire « je souhaite mourir », mais de demander à mourir maintenant en disant par exemple « je veux la piqûre maintenant », « faites quelque chose, aidez-moi à mourir rapidement ». Dix-huit situations ont ainsi été suivies pendant une semaine : l’équipe de recherche a rencontré le patient, le professionnel de santé à qui la demande a été exprimée et un proche désigné par le patient le jour de la demande explicite.
L’objectif est de permettre une approche compréhensive de la demande, sa fonction, les mots utilisés et l’évolution de la demande dans le temps. Une semaine après l’expression de la demande, seulement neuf patients ont pu être interrogés une deuxième fois.
Dans une autre étude menée en 2017 avec des soignants d’USP, mais aussi avec des professionnels de ville, nous avons analysé 55 demandes sur 2017, à partir d’un questionnaire à 78 items rempli par les professionnels.
Quels résultats ont été obtenus ?
D’abord, les demandes existent et dans de multiples contextes : à domicile, à l’hôpital, avec ou sans prise en soin palliative. Le cadre légal n’autorisant pas l’aide à mourir, certains pouvaient penser qu'il n'y avait pas de demandes.
Ensuite, les professionnels rapportent une persistance à une semaine de la demande chez la moitié des patients, malgré parfois des changements thérapeutiques et l’intégration de nouveaux professionnels dans le parcours de santé. Pour une autre moitié, les professionnels déclarent que la demande n’a pas été réitérée. Mais, dans plus de la moitié de ces situations, les soignants n’ont pas réabordé la demande avec le patient.
Parmi ceux qui ont renouvelé la demande, quelques caractéristiques se dégagent : une moyenne d’âge plus élevée, des patients moins entourés et pour lesquels la perte d’autonomie était plus marquée. Ces résultats sont à prendre avec précaution, car ils concernent un petit échantillon.
Ce qu’on a remarqué chez ceux qui ne renouvellent pas leur demande de manière spontanée - et qu’on retrouve dans la littérature –, c’est une forme de réaction face à la réticence des professionnels de santé. Certains, dans une écoute active, vont aiguiller les soins en prenant en compte ce qui s’immisce dans la relation thérapeutique, tandis que d’autres ne vont pas entendre la demande. Les attitudes peuvent être très différentes. La demande s’inscrit dans le cadre d’une relation : la demande, sa réitération et l’engagement d’un dialogue sont des éléments soignants-dépendants.
Certaines attitudes favorisent-elles l’expression de ces demandes ?
Dans les questionnaires, les demandes étaient plus nombreuses auprès des femmes et plus précisément des femmes médecins. Mais dans l’approche qualitative, cette différence entre hommes et femmes n’est pas retrouvée. L’hypothèse d’une influence de l’expérience du professionnel n’a pas été confirmée non plus.
Ces demandes sont plus souvent exprimées auprès des médecins. Cela renvoie à l’imaginaire des patients et à la responsabilité de l’acte. Même si ce n’est pas autorisé, l’enquête qualitative montre une confusion présente sur ce qu’est une USP, ce qu’on peut y faire (fin de vie, euthanasie). C’est ce que relevait la Convention citoyenne, avec l’idée que ça se fait discrètement, sans être dit. La perception des patients est empreinte de beaucoup d’inégalités.
Comment les soignants accueillent ces demandes ?
Ce sera l’objet d’une publication à venir. À partir des 18 situations étudiées, on a essayé de faire émerger des figures de professionnels. Trois grands types d’attitudes ont été identifiés. Ces attitudes ne sont pas figées, les professionnels peuvent passer de l’une à l’autre selon la situation.
Une première réaction relève plutôt de la mise à distance du propos. Le professionnel acte la demande mais ne l’entend pas et le dialogue ne s’engage pas. Cela ne se traduit pas dans la relation thérapeutique et les partages avec l’équipe sont très limités. Cette attitude est la plus rare et est plutôt adoptée par des soignants très expérimentés.
Une deuxième attitude peut être qualifiée de « très concernée ». Ces professionnels actent et questionnent l’approche palliative. Cela ne chamboule pas forcément la prise en charge, mais il y a un questionnement sur les améliorations possibles. C’est l’attitude la plus courante, mais la façon de s’engager dans l’écoute et dans la relation peut varier.
La troisième regroupe les professionnels préoccupés, voire parfois perturbés. Cette attitude intervient notamment quand il y a une demande de sédation et un dialogue avec les proches. Il peut y avoir une tension, voire une impuissance du professionnel. La remise en question est alors plus forte sur l’organisation du travail, sur l’environnement. La demande va aiguiller le soin, sans bien sûr franchir le cap de la loi. Ces soignants vont s’en servir pour construire un projet, du commun.
Plus globalement, les demandes peuvent aussi renverser une forme d’asymétrie dans la relation soignant-soigné, le premier étant celui qui décide quand vient la mort. La demande vient en quelque sorte inverser le pouvoir et le savoir. Certains s’en saisissent pour entrer dans une grande proximité.
Quels outils proposer aux professionnels pour s’engager dans ce dialogue ?
Nous préconisons que la question du désir de mort en fin de vie puisse plus fortement intégrer la formation. Il ne faut pas que ce soit un tabou. On peut proposer un soutien pour l’écoute active, des ressources par les pairs ou des intervenants extérieurs ou encore des associations.
Quelles sont les limites de la loi actuelle ?
La loi Claeys-Leonetti doit être mieux connue et appliquée. Il existe de fortes inégalités d’accès aux soins palliatifs, et donc à des conditions de fin de vie favorables. Une évolution du cadre juridique devrait permettre de considérer de manière globale le plus grand nombre possible de vulnérabilités.
Selon les discours recueillis et analysés, une évolution est attendue, car les besoins existent. C’est une évidence pour les patients et les proches, beaucoup moins chez les professionnels, même s’ils reconnaissent cet état de souffrance totale qui va jusqu’à envahir la relation thérapeutique.
Dans les conclusions de la Convention citoyenne, plusieurs options sont envisagées, de l’euthanasie à l’assistance au suicide, mais le mot suicide pose problème, comme le signalent plusieurs chercheurs et professionnels de santé. Il faut être vigilant quant aux connotations associées au terme sur la dignité de la personne, son image et les conséquences pour les proches.
Chez les professionnels, l’élément bloquant, c’est l’euthanasie : c’est tout ce qu’ils ne veulent pas faire, comme l’a bien rappelé la Société française de soins palliatifs (Sfap). Certains professionnels envisagent plutôt un modèle reposant sur les associations. Mais ce que révèlent nos données, c’est que les patients et les proches ont identifié les USP comme les lieux où cela pourrait se dérouler. Il ressort que le cadre hospitalier rassure sur le consentement, l’organisation du geste, les molécules, le traitement du corps mort, etc. C’est lié à l’attachement des Français aux services publics et cela renvoie encore aux enjeux des inégalités face à la mort.
Qu’en est-il de la fin de vie à domicile ?
Notre système de santé est inadapté et pas préparé aux difficultés que sont la baisse du nombre de lits et le manque de professionnels. Le domicile est une piste et correspond à ce que les patients souhaitent. Il faut être en mesure de permettre cet accompagnement, y compris à domicile, et ne plus se retrouver avec des décès aux urgences par manque de soutien en amont. Le cadre hospitalier, avec des unités mobiles et une coordination des professionnels, doit permettre à chacun de mourir de façon acceptable. C’est aussi un enjeu pour réduire les inégalités. Il faut donc plus de moyens humains et financiers.
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