CONTRIBUTION - Les réformes et les décisions de justice passent mais la parole publique du médecin demeure un exercice conditionné.
Un régime historique restrictif
La liberté d’expression du médecin a très longtemps relevé de l’invitation au silence tant la prise de parole s’apparentait à une ligne de crête soumise au risque de tomber sous la qualification de publicité.
L’ancien article R4127-19 du Code de la santé publique a ainsi longtemps affirmé un principe d’interdiction générale et absolue de « tous procédés directs ou indirects de publicité ».
L’ancien article R.4127-13 du Code de la santé publique précisait en parallèle que « lorsque le médecin participe à une action d'information du public de caractère éducatif et sanitaire, quel qu'en soit le moyen de diffusion, il doit ne faire état que de données confirmées, faire preuve de prudence et avoir le souci des répercussions de ses propos auprès du public. Il doit se garder à cette occasion de toute attitude publicitaire, soit personnelle, soit en faveur des organismes où il exerce ou auxquels il prête son concours, soit en faveur d'une cause qui ne soit pas d'intérêt général. »
Sur le plan des modes de communication du médecin, ces derniers étaient, dans les textes, strictement limités aux informations qu’il pouvait faire figurer sur sa plaque (ancien article R4127-81 du Code de la santé publique), dans des annuaires (ancien article R4127-80 du Code de la santé publique) ou dans la presse au moment de son installation, au moyen d’un communiqué préalablement communiqué au Conseil départemental de l’ordre au tableau duquel le médecin était inscrit (ancien article R4127-82 du Code de la santé publique).
Un mouvement progressif de libéralisation
Ce régime de communication particulièrement strict et daté n’a, au fil des ans, pas résisté dans les faits à l’évolution de l’activité médicale et à la digitalisation croissante des rapports entre les médecins et leurs patients.
Ce fossé entre les textes et la réalité a ainsi donné lieu à une très abondante jurisprudence des juridictions disciplinaires, devant lesquelles les dossiers relatifs à la communication des médecins représentaient en 2016 14 % de l’activité de la juridiction d’appel avec un taux de condamnation, inégalé par ailleurs, de 75 % [1].
Au vu de cette déconnexion croissante entre un corpus déontologique restrictif et une pratique médicale réelle plus ouverte et digitale, les instances de la profession et les autorités administratives ont initié un mouvement de libéralisation à compter de la deuxième moitié de la décennie 2010-2020.
Le premier jalon a été posé par le Rapport du Conseil National de l’Ordre des Médecins du mois de septembre 2016 intitulé « Le médecin dans la société de l’information et de la communication » [2], qui le premier a appelé à un assouplissement des règles de communication du médecin et à une adaptation du corpus déontologique aux outils de l’information modernes. Le Conseil concluait à cette occasion que « le CNOM pense que la réglementation déontologique en vigueur, inscrite dans le code de la santé publique, devra s’adapter aux évolutions des exercices professionnels et des attentes de la société, tout en maintenant strictement l’interdit des pratiques publicitaires commerciales ».
Moins d’un an plus tard, la Cour de Justice de l’Union Européenne considérait dans un arrêt du 4 mai 2017 que « l’article 56 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une législation nationale […] qui interdit de manière générale et absolue toute publicité relative à des prestations de soins » [3].
Dans le prolongement de cette décision de principe européenne, le Conseil d’État affirmait un an plus tard dans une étude du 3 mai 2018 que « l’affirmation d’un principe de libre communication des informations sans que soit remis en cause le caractère non commercial de ces professions, apparaît d’autant plus souhaitable qu’elle pourrait contribuer à un meilleur équilibre des relations entre professionnels et patients, en réduisant les déficits d’information qui nuisent à la protection de la santé des personnes. » [4].
À la suite de l’étude du Conseil d’État, l’Autorité de la Concurrence venait à son tour appeler à un assouplissement du régime d’interdiction dans sa Décision n° 19-D-01 du 15 janvier 2019 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la promotion par Internet d’actes médicaux, dans laquelle, tout en se déclarant incompétente pour statuer sur les pratiques mises en œuvre par les ordres des médecins et des chirurgiens-dentistes vis-à-vis du requérant, elle profitait de sa saisine « pour relever d'une part, que les dispositions interdisant de manière générale et absolue toute publicité aux médecins et aux chirurgiens-dentistes ne sont pas conformes au droit européen et pour insister, d'autre part, sur la nécessité de garantir la pleine efficacité des principes déontologiques qui s'imposent aux médecins et chirurgiens-dentistes, notamment l'interdiction d'exercer la profession comme un commerce, l'indépendance, la dignité et la confraternité. » [5].
Il revenait finalement au Conseil d'État de sonner le glas du régime historique de la communication des médecins et de juger, de façon diamétralement opposée à sa précédente position de 2016 [6], dans un arrêt du 6 novembre 2019, que « s'il incombe au pouvoir réglementaire de définir les conditions d'une utilisation, par les médecins, de procédés de publicité compatibles avec les exigences de protection de la santé publique, de dignité de la profession médicale, de confraternité entre praticiens et de confiance des malades envers les médecins, il résulte des stipulations de l'article 56 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, telles qu'interprétées par la Cour de justice de l'Union européenne, notamment dans son arrêt rendu le 4 mai 2017 dans l'affaire C-339/15, qu'elles s'opposent à des dispositions réglementaires qui interdisent de manière générale et absolue toute publicité, telles que celles qui figurent au second alinéa de l'article R. 4127-19 du code de la santé publique » [7].
Une réforme de 2020 assouplissant et modernisant la communication médicale
Le régulateur, contraint de tirer les conséquences de ce mouvement inexorable de libéralisation de la communication médicale, y réagissait par la publication du Décret n° 2020-1616 du 22 décembre 2020 portant modification du code de déontologie des médecins et relatif à leur communication professionnelle.
À travers de nouveaux articles R4127-19-1 et R4127-19-2, la France venait renverser le principe en disposant que « le médecin est libre de communiquer au public, par tout moyen, y compris sur un site internet, des informations de nature à contribuer au libre choix du praticien par le patient, relatives notamment à ses compétences et pratiques professionnelles, à son parcours professionnel et aux conditions de son exercice ».
Cette nouvelle liberté de principe était naturellement assortie de conditions, la communication devant respecter « les dispositions en vigueur et les obligations déontologiques définies par la présente section. Elle est loyale et honnête, ne fait pas appel à des témoignages de tiers, ne repose pas sur des comparaisons avec d'autres médecins ou établissements et n'incite pas à un recours inutile à des actes de prévention ou de soins. Elle ne porte pas atteinte à la dignité de la profession et n'induit pas le public en erreur. ».
La nouvelle mouture du Code de déontologie médicale précisait en outre que « Le médecin peut également, par tout moyen, y compris sur un site internet, communiquer au public ou à des professionnels de santé, à des fins éducatives ou sanitaires, des informations scientifiquement étayées sur des questions relatives à sa discipline ou à des enjeux de santé publique. Il formule ces informations avec prudence et mesure, en respectant les obligations déontologiques, et se garde de présenter comme des données acquises des hypothèses non encore confirmées ».
Sur le plan de l’information éducative ou scientifique, le nouvel article R4127-13, légèrement modifié, dispose désormais quant à lui que « lorsque le médecin participe à une action d'information du public à caractère éducatif, scientifique ou sanitaire, quel qu'en soit le moyen de diffusion, il ne fait état que de données confirmées, fait preuve de prudence et a le souci des répercussions de ses propos auprès du public. Il ne vise pas à tirer profit de son intervention dans le cadre de son activité professionnelle, ni à en faire bénéficier des organismes au sein desquels il exerce ou auxquels il prête son concours, ni à promouvoir une cause qui ne soit pas d'intérêt général. »
Les clefs de voûte du régime de communication du médecin sont donc, à compter de l’entrée en vigueur du décret, la liberté (sur le principe et sur la forme de la communication), la loyauté (vis-à-vis du contenu de l’information et vis-à-vis des confrères), l’objectivité (vis-à-vis de l’information communiquée et vis-à-vis de son activité) et la prudence (vis-à-vis des données qu’il utilise et des soins qu’il promeut).
Une tentative de remise en cause de la réforme dans le contexte des débats sur la Covid-19
Cette réforme, bien que souhaitée et attendue par la profession, n’a toutefois pas échappé à la critique puisqu’un collectif de médecins, soutenu par un syndicat professionnel, a entendu la remettre en cause à l’occasion de deux recours, en référé-liberté puis pour excès de pouvoir, devant le Conseil d’État.
Les requérants, poursuivis devant les chambres disciplinaires dont ils relevaient en lien avec des propos qu’ils avaient pu tenir relativement à l’épidémie de Covid-19, demandaient au Conseil d’État d’annuler la première phrase de l'article R. 4127-13 du code de la santé publique ainsi que de l'article R. 4127-19-1 du même code tels qu’issus du Décret du 22 décembre 2020.
Les requérants considéraient ainsi en premier lieu que les notions de « données confirmées », d’« informations scientifiquement étayées » et d’« hypothèses non encore confirmées » contenues dans ces articles étaient insuffisamment précises et méconnaissaient l'objectif de valeur constitutionnelle de clarté et d'intelligibilité de la norme.
En deuxième lieu, les requérants considéraient que les articles en cause violaient le droit à la liberté d’expression qu’ils tiraient notamment de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme.
Le Conseil d’État n’a finalement pas suivi cette argumentation puisqu’il a considéré, dans son arrêt du 28 septembre 2022 [8] :
- que les termes employés par le Code de la santé publique étaient suffisamment précis et,
- que « les exigences déontologiques en matière de communication professionnelle des médecins à destination du public […] sont justifiées par l'intérêt général qui s'attache à la bonne information du public sur les questions de santé, laquelle contribue à la protection de la santé publique. » Et qu’en conséquence les limitations prévues par le Décret « n'excèdent pas les limites que la protection de la santé justifie d'apporter à la liberté d'expression des médecins ».
La plus haute juridiction administrative validait donc la légalité de la réforme initiée par le législateur et ancrait durablement ses nouveaux principes dans le quotidien professionnel des médecins.
Une nouvelle liberté à manier avec modération
Il résulte de la position claire du Conseil d’État que le régime de la communication du médecin semble avoir trouvé, à travers le Décret du 22 décembre 2020, un nouveau point d’équilibre fait de liberté et de prudence, qui devra conduire les professionnels de santé à utiliser toutes les nouvelles possibilités de communication au public qui leur sont aujourd’hui ouvertes tout en prenant le soin de recourir au degré de modération que la jurisprudence disciplinaire ne manquera pas de dégager dans les années à venir.
Une prudence particulière dans la formulation du propos devra être notamment adoptée par les médecins désireux de présenter des études ou thérapies innovantes, afin de ne pas courir le risque de voir leurs propos considérés comme violant l’interdiction « de présenter comme des données acquises des hypothèses non encore confirmées ».
Cette contribution n’a pas été rédigée par un membre de la rédaction du « Quotidien » mais par un intervenant extérieur. Nous publions régulièrement des textes signés par des médecins, chercheurs, intellectuels ou autres, afin d’alimenter le débat d’idées. Si vous souhaitez vous aussi envoyer une contribution ou un courrier à la rédaction, vous pouvez l’adresser à jean.paillard@lequotidiendumedecin.fr.
[1] https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/184000394.p…
[2] https://www.conseil-national.medecin.fr/sites/default/files/external-pa…
[3] https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf;jsessionid=B2315640…
[4] https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/184000394.p… préc.
[5] https://www.autoritedelaconcurrence.fr/sites/default/files/commitments/…
[6] https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000032491598/#:~:text=R%…(ART.
[7] https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000039335844
[8] https://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CE/decision/2022-09-28/448293
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