Peut-on parler de pénurie de plasma dans l’Hexagone ?
L’univers des médicaments dérivés de l’humain est fort singulier. Les médicaments dérivés du plasma sont à distinguer des produits sanguins labiles. D’un côté, il y a des patients, de l’autre des receveurs. Ces deux écosystèmes sont totalement différents. Pour répondre à la question, une adaptation se réalise en permanence entre l’offre et la demande. Elle ne s’observe pas qu’en France. Elle est mondiale. La course est quotidienne afin de faire correspondre les besoins à la production. Comme je l’ai signalé à la mission Igas-IGF* qui investigue actuellement sur la filière plasma en France, le plasma à l’échelle mondiale doit être regardé comme un flux géostratégique. C’est une ressource rare, collectée par un nombre limité d’acteurs institutionnels, nationaux, privés, qui s’est considérablement réduite. Aujourd'hui, les volumes de plasma collectés dans l'Hexagone sont insuffisants pour couvrir les besoins des patients en médicaments dérivés du plasma : d’après l’Établissement français du sang, la France dépend à 65 % du plasma collecté aux États-Unis.
Dans le même temps, la demande est en forte croissance.
On enregistre des indications nouvelles dans des déficits immunitaires secondaires ou des maladies neurologiques. Par ailleurs, l’expansion de la demande est mondiale. Or, le nombre d’acteurs de dimension internationale tient sur les doigts d’une seule main. Comment l’expliquer ? Cette production exige en fait un savoir-faire extrêmement complexe, depuis le don en passant par le fractionnement des protéines jusqu’à la distribution aux patients atteints de pathologies rares, graves, invalidantes. Ces médicaments sont essentiels. Ils appartiennent à la liste établie par l’OMS. Et n’ont pas de substitut.
Certes dans l’hémophilie, les médicaments dérivés du plasma sont peu à peu abandonnés au profit des médicaments recombinants avant la mise au point des anticorps monoclonaux et demain la thérapie génique. Mais c’est un des exemples rares où l’on peut se passer des médicaments dérivés du plasma. Les immunoglobulines (IG) polyvalentes sont à ce jour et resteront irremplaçables, notamment pour les patients atteints de déficits immunitaires primitifs et secondaires, de maladies neurologiques, mais aussi l’albumine et certains facteurs de la coagulation et de nombreuses autres protéines humaines. D’où l’urgence à sanctuariser ce domaine destiné au traitement des maladies rares. Rappelons un seul chiffre. Seules 5 % d’entre elles bénéficient d’une prise en charge efficace. Or les médicaments dérivés du plasma sont redoutablement efficaces. C’est l’une des raisons pour lesquelles les médicaments dérivés du plasma devraient être inscrits sur la liste des médicaments essentiels.
La Chine ou l'Inde sont-elles dépendantes des producteurs occidentaux ?
Ces pays construisent leur propre système. On recense 39 usines de fractionnement du plasma en Chine, qui vise l’autosuffisance. L’Inde développe aussi son appareil de fractionnement et de collecte. L’un ne va pas sans l’autre. À ce jour, un seul pays, les États-Unis, exporte son plasma sur d’autres continents.
La France est-elle autosuffisante en matière de plasma ?
Un rapport de la Cour des comptes titrait en 2019 : « Filière du sang en France, un modèle économique fragilisé, une exigence de transformation ». Cette préoccupation est également celle des pouvoirs publics avec le lancement de cette mission d’inspection conjointe Igas-IGF. Les autorités ont d’ailleurs saisi l’importance à distinguer les deux filières sang et plasma. Quant au sujet de l’autosuffisance, le seul objectif possible est de l’atteindre au niveau européen. Nous devons augmenter résolument les collectes de cette matière première précieuse sur le territoire de l’Union. Aujourd’hui, nous européens, sommes dépendants à 40 % du plasma américain.
Cette réflexion est également menée à l’échelon européen avec le nouveau règlement SoHO (Substances of Human Origin) qui sera soumis au vote du Parlement européen en juin prochain. L’ambition est aussi de faciliter et d’harmoniser les législations. Les choix qui ont été faits par certains États au niveau national sont bien sûr respectés. L’Allemagne et l’Autriche ont par exemple opté pour la compensation du donneur de plasma pour le temps consacré au don, à la différence de la France par exemple. Rappelons des notions simples. Une collecte de sang total exige vingt minutes, une collecte de plasma (plasmaphérèse) dure quatre-vingt-dix minutes. Or, comme l’indique son rapport, l’Établissement français du sang manque de moyens pour la plasmaphérèse. Enfin, brisons les fantasmes : la compensation en Allemagne s’élève à environ 25 euros. Notre modèle du don gratuit est très respectable. Est-il pour autant exportable ? Est-il toujours très performant ? Enfin, il est très clair que les acteurs privés de l’Hexagone sont incontournables pour conforter la fourniture française en IG. Ils couvrent à ce jour environ 65 % du besoin national en IG. Pour les formes sous-cutanées, le taux grimpe à 100 %. Ces différents modèles, publics et privés, doivent continuer à coexister pour diversifier l’offre thérapeutique disponible et servir au mieux les patients. Nous sommes tous interdépendants. Lorsqu’un acteur est défaillant, les autres se portent à la rescousse. Le système est très bien géré par l’ANSM qui dispose des volumes hebdomadaires de chaque producteur.
Je regrette cependant le manque de lisibilité, d’horizon scanning des pouvoirs publics. Il se manifeste par une simple question : de quelle quantité d’IG faudrait-il disposer en 2030, en 2035, en 2040 ? Je n’ai pas reçu de réponse.
Comment cela se passe en pratique ?
Prenons l’exemple de la pandémie. En 2020, les collectes mondiales ont chuté de 15 à 25 %. Pour autant, il n’y a eu aucune rupture dans l’Hexagone. Les patients ont bénéficié de leur traitement tout au long de cette phase et à distance de cette phase alors que l’on a connu des pénuries pour d’autres médicaments au cours de cette période. Outre la production, un consortium a été mis en place entre acteurs publics et privés afin de mener la recherche d’une IG hyperimmune issue de patients convalescents dirigée contre le SARS-CoV-2. Les résultats n’ont pas été la hauteur des espérances. Mais cela illustre la capacité de mobilisation de ce collectif. En cas de succès, l’IG aurait été universelle et distribuée sans marque.
Au-delà de ce qui marche, la France dans ce domaine aussi souffrirait-elle d’un déficit d’attractivité ?
La France fonctionne avec un système « à deux vitesses » pour ce qui concerne les médicaments dérivés du plasma. On peut en donner un exemple avec les autorisations de mise sur le marché dérogatoires, délivrées aux produits des laboratoires privés pour deux ans seulement alors que du propre aveu des autorités sanitaires ce statut spécifique n’a plus lieu d’être. Leur seule finalité est de préserver le modèle national historique. Autre exemple de distorsion de concurrence, les laboratoires privés peuvent être soumis à des taxes tandis que l’acteur public, qui dispose du monopole du fractionnement du plasma français (LFB) produit par l’Établissement français du sang, en est exonéré. Ce qui ne lui interdit pas de recourir à d’autres sources de plasma à l’étranger. Ces politiques publiques ont nécessairement un impact sur l’attractivité de la France dans un marché pharmaceutique mondialisé.
Le prix français est-il inférieur à celui observé dans les pays européens ?
Oui, malgré un considérable effort consenti récemment par les autorités françaises pour revaloriser le tarif de responsabilité de plus de 30 %. En ont bénéficié les IG mais pas les autres médicaments dérivés du plasma. L’impact pour l’assurance maladie est important, à hauteur de 100 millions d’euros par an. En dépit de cet effort, le tarif est toujours inférieur au prix moyen observé dans les quatre autres pays européens majeurs. Je ne souhaite pas oublier les autres médicaments dérivés du plasma qui n’ont pas bénéficié de cette augmentation. Le modèle économique de cette filière dans l’univers de l’industrie pharma est spécifique. 57 % des coûts de production des médicaments dérivés du plasma sont attribués à la matière première et à la fabrication (contre 14 % pour le secteur pharmaceutique traditionnel).
On est de ce fait loin des marges observées dans le médicament classique. Un temps de sept à douze mois est nécessaire pour disposer du médicament après le don de plasma. D’où une certaine inertie du dispositif et donc le besoin d’une réelle lisibilité industrielle où les coûts (inflation) explosent. Il serait peut-être temps de dépasser le débat plasma dit « éthique » versus plasma indemnisé ou compensé. On parle un peu moins d’un autre enjeu éthique, celui de servir les patients. Ils sont trois cent mille en Europe, 20 000 à 25 000 en France à vivre grâce à ces médicaments. C’est pourquoi nous sommes tenus, tout aussi éthiquement, de répondre aux besoins médicaux de ces patients. Au cours de la crise Covid, nous avons aussi tenu grâce à des mesures de hiérarchisation des indications des immunoglobulines humaines polyvalentes. Or, selon les associations des patients, nous avons atteint là une limite. Il faudrait peut-être relâcher ces contraintes. Il n’y a pas de mésusage dans ce domaine. La seule réponse repose sur l’augmentation de la collecte de plasma européen, la préservation d’une diversité de fractionneurs et le soutien aux investissements. Une ligne de production de protéines de plasma dans une usine représente un budget de 150 millions d’euros. Il y a ici, on l’aura compris, une urgence de santé publique.
* Inspection générale des affaires sociales. Inspection générale des finances.
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