Mieux informer les patientes, en améliorant la visibilité des données détaillées dans les notices et par une alerte sur la boîte. Telle était l’intention affichée par la direction générale de la Santé (DGS, ministère), annonçant à l’automne 2017 l’arrivée de pictogrammes “femme enceinte” sur l’emballage de tout médicament susceptible de présenter un danger pour la grossesse ou l’enfant à venir.
Un logo similaire déjà initié en mars 2017 pour les spécialités à base d’acide valproïque (Dépakine®, Dépamide®, Dépakote® et Micropakine ®). Il était réclamé, entre autres mesures destinées à réduire les risques foetaux liés au valproate, par l’association d’aide aux parents d’enfants souffrant du syndrome de l’anticonvulsivant (Apesac). Peu ou mal informées, plus de 14 000 femmes enceintes y ont été exposées sur la seule période 2007-2014. Pour prévenir toute nouvelle “affaire Dépakine”, l’initiative a été généralisée par décret entré en vigueur le 17 octobre.
L’obligation d’avertissement est très élargie. 60 % des médicaments doivent, selon la DGS, se voir apposer l’un des deux pictogrammes : “danger” – à n’utiliser qu’en l’absence d’autre traitement possible – qui devrait se retrouver sur les 2/3 des spécialités visées, ou “grossesse = interdit”. Chez les praticiens, l’inquiétude grandit à mesure que les stocks sous ancien conditionnement s’écoulent et que les pictogrammes gagnent du terrain. « L’intention est louable, les conséquences incertaines », prévient l’Académie de médecine,qui a pris position le 6 février dernier : « la juste nécessité de mieux alerter prescripteurs et patientes » aurait exigé « plus ample réflexion » dans sa mise en oeuvre. Une quinzaine de substances sont connues comme tératogènes chez l’humain, une quarantaine comme foetotoxiques : alors que cela représente environ 10 % des substances sur le marché, retrouver un pictogramme “interdit” ou “danger” sur 60 % des spécialités pharmaceutiques crée une discordance.
Médecin embryologiste, le Dr Élisabeth Elefant a eu moins de mal à convaincre ses pairs à l’Académie que la DGS des effets pervers de cette « fausse bonne idée », détaillés dans un communiqué du centre de référence sur les agents tératogènes (CRAT) qu’elle dirige. « Tout mettre dans le même panier fait perdre son sens à l’alerte, et je ne suis pas sûre que les femmes fassent la différence entre les deux pictogrammes », explique-t-elle. Problème : le choix des médicaments. L’ANSM ayant prévenu qu’elle ne dresserait pas de liste, c’est aux laboratoires d’en décider, dès lors qu’ils sont titulaires d’une AMM et « que le RCP de leur spécialité comporte des informations indiquant qu’ils sont tératogènes ou foetotoxiques », indique l’agence. Mais « les textes n’expliquent pas si ces notions doivent s’appuyer sur des données humaines ou animales – qui peuvent suffire – alors qu’une substance tératogène chez l’animal ne l’est pas forcément chez l’homme. Rien non plus sur la ligne de partage entre médicaments à la toxicité avérée et ceux où elle a seulement été évoquée sans avoir été confirmée, ni sur la gravité des risques ! », énumère le Dr Elefant. Résultat : une application aussi large qu’aléatoire d’un pictogramme, dont le médecin, qui s’appuie dans sa pratique sur les RCP et sur le CRAT ne sait rien au moment de prescrire.
L’exemple des AINS et de l’aspirine
Le logo “interdit” s’imposait sur un AINS comme l’ibuprofène, contre-indiqué à partir de 24 SA et accessible en automédication, « et je suis convaincu que pour une poignée de médicaments aux dangers avérés, il avait sa place pour alerter les femmes et leurs médecins au moment d’un projet de grossesse. Mais outre que le banaliser revient à crier au loup, on se retrouve avec des absurdités », explique le Pr Laurent Mandelbrot, gynécologue obstétricien à l’hôpital Louis-Mourier (APHP), qui a le premier saisi le CRAT sur le sujet et récemment alerté le Collège de gynécologie (CNGOF). « L’aspirine à faible dose anti- agrégante (100 ou 160 mg), dont toutes les sociétés savantes préconisent la prescription en prévention d’une récidive de pré-éclampsie, se retrouve marquée d’une alerte au même titre que l’aspirine à forte dose anti-inflammatoire, contre-indiquée à partir de 24 SA. »
Une question de bénéfice/risque
Un même produit peut aussi se retrouver avec un pictogramme différent. C’est le cas d’un immunosuppresseur, aussi indispensable en cas de lupus ou de greffe que l’azathioprine, marqué selon qui le commercialise d’un logo “danger” ou “interdit”. Les crèmes contre les hémorroïdes sont “dangereuses”, de même que les substituts nicotiniques, « alors que la prise en charge des femmes enceintes fumeuses est une priorité », poursuit Élisabeth Elefant. « Contrairement au tabagisme, les substituts, autorisés chez la femme enceinte depuis 1997, n’ont pas montré d’effets néfastes sur la grossesse », rappelle la Société francophone de tabacologie, et « aucune phrase dans le RCP ne justifie le “danger grossesse” ».
De même, les pneumologues craignent que des patientes stoppent net leurs anti-asthmatiques : sur certains figure désormais un pictogramme. L’asthme peut en effet s’aggraver pendant la grossesse et jouer sur le développement du foetus. Découvrir le logo en achetant son traitement à la pharmacie et y renoncer dans l’affolement : tous soulignent ce risque majeur. « Antiviral contre une infection à VIH ou une hépatite chronique, antibiotique contre la toxoplasmose, certaines pathologies nécessitent une bonne prise de traitements pendant la grossesse, pour le bien de la mère et de l’enfant », rappelle le Pr Mandelbrot, qui insiste : « Les choix thérapeutiques dans les maladies chroniques sont une affaire de bénéfice/risque, pour lesquels il faut une évaluation interdisciplinaire préconceptionnelle avec la femme. » Et de souligner : « Nombre de maladies complexes, comme le VIH, ou de traitements psychotropes sont aujourd’hui suivis par les médecins traitants. »
Pour eux, comment gérer ? Difficilement, selon le Dr François Lacoin, responsable du département médicaments au collège de médecine générale. « Ce devrait être l’ANSM qui décide des médicaments pour lesquels le pictogramme est nécessaire. Que la décision appartienne aux industriels est une aberration. Aucune étude clinique n’étant jamais menée sur la femme enceinte, on peut imaginer leur intérêt à se protéger. Cela ne nous rend pas service. Stigmatiser 60 % des médicaments ne permet pas une décision éclairée. On a déjà du mal à avoir des données robustes en matière de médicaments et de grossesse, ajouter une incohérence nous met en porte à faux avec les patientes et ne va pas faciliter le dialogue. Que va-t-on leur dire ? », s’interroge le médecin, qui imagine mal devoir « leur expliquer des études de tératogénicité, incompréhensibles pour elles. Le plus efficace pour prévenir tout risque est de rappeler aux femmes de parler de leur projet de grossesse avec leur médecin traitant, pour qu’ils puissent ensemble aborder le problème des médicaments. »
Un “faux procès” selon le Leem
Le Dr Patrick Errard, président de l’organisation professionnelle des entreprises du médicament (Leem), s’étonne du drôle de procès fait aux industriels. « L’apposition du pictogramme nous a été imposée par la loi santé du précédent gouvernement, après l’affaire Dépakine ®. Elle nous contraint de faire figurer bien entendu les contre-indications, mais aussi les précautions d’emploi. » Or ces dernières, qui figurent dans les AMM et les RCP, se fondent parfois sur les seules données de foetotoxicité animale. « Je comprends parfaitement la nécessité de l’annotation de contre-indication, j’ai un avis plus nuancé sur la pertinence de la mention “précaution d’emploi”. Le risque est de noyer le message de prudence. Un picto non discriminant perd en pertinence. Nous aurions préféré que l’ANSM fasse un tri plus sélectif, sur les données de pharmacovigilance notamment », conclut le Dr Errard.
Les autorités conscientes des limites du dispositif
AVANT PLUTÔT QU’APRÈS !
Protéger les enfants à naître ne peut pas seulement passer par des décisions a posteriori. C’est ce que souligne l’éditorial paru dans le BMJ, alors que la commission européenne doit examiner d’ici le 23 mai les recommandations de l’Agence européenne du médicament (EMA) sur le valproate : contre-indication générale aux femmes enceintes, sauf épilepsie résistante à tout autre traitement, et à toute patiente en âge de procréer si elle n’est pas sous contraceptif efficace. « Il nous a fallu un demi-siècle pour prendre la mesure du risque que le valproate fait courir aux foetus. Les instances réglementaires se révèlent aujourd’hui clairement incapables d’identifier et d’évaluer les risques des médicaments sur la grossesse, puisque les femmes enceintes sont exclues, pour des raisons éthiques, des essais cliniques » et le suivi post-marketing est largement insuffisant. « Il y a urgence, soulignent les auteurs, à instaurer un système réglementaire standardisé qui recense en continu et évalue régulièrement toutes les données relatives aux médicaments, nouveaux ou existants », susceptibles de tératogénicité ou de foetotoxicité. * BMJ 2018 ; 361 : k1609
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