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Dossier

Médecine de guerre

Ukraine, un système de santé à l'épreuve du feu

Par Damien Coulomb - Publié le 24/02/2023
Ukraine, un système de santé à l'épreuve du feu

Selon l'OMS, environ 380 établissements hospitaliers publics et privés ont été endommagés ou détruits
AFP

À l'image de leur pays, les médecins ukrainiens ont plié, mais n'ont pas rompu. Mais un an après le début de l'agression russe, les effets sur la santé publique sont palpables sur les maladies chroniques, la vaccination ou encore le dépistage.

Pour le monde entier, le 24 février 2022 marque le début de l'une des guerres les plus meurtrières en Europe depuis 1945. Déjà mis à rude épreuve depuis le conflit dans l'est de l'Ukraine en 2014, le système de santé endure les assauts de l'invasion russe.

Les médecins sont personnellement concernés, comme en témoigne le Pr Yuriy Stepanovskiy, immunologiste et responsable du centre de formation en médecine d'urgence mis en place par l'association Mehad dans la ville de Kharkiv. « Mes collègues de Donetsk ont dû être déplacés vers Tchernihiv en 2014, puis ont dû fuir à nouveau » à cause des bombardements de 2022. « Dans l'est du pays, de nombreux collègues sont en burn-out, et doivent parfois opérer alors que des missiles tombent dans leur quartier », témoigne pour sa part le Dr Orest Suvalo, psychiatre et coordinateur du projet « Santé mentale pour l'Ukraine ».

No man's land médical

C'est évidemment dans les régions proches du front que le système de santé est le plus éprouvé. Le directeur de l'hôpital pédiatrique de Kharkiv a ainsi dû passer six mois dans le sous-sol de son établissement, avec sa famille. Dans la même ville, un ancien hôpital de la période tsariste, récemment remis à neuf, est désormais à moitié détruit et n'abrite plus que 20 personnels de santé, dont un médecin retraité de 86 ans. Selon un décompte de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), environ 380 établissements hospitaliers publics et privés ont été endommagés ou détruits.

Dans le village de Khalyavyn, près de Tchernihiv, plus de 300 patients d'une clinique psychiatrique et leurs soignants, pris dans les combats, ont été forcés de vivre plusieurs mois dans le sous-sol sans eau ni chauffage. Faute de soins, 34 d'entre eux sont morts et ont été enterrés sur place pour la plupart. « Les patients, comme les personnels, partagent maintenant le même psychotraumatisme », déclarait un des médecins relayés par l'ONG « Global Initiative on Psychiatry ».

Les soins spécialisés, annihilés

Le système de soins ukrainien s'organisetrois niveaux : soins primaires, secondaires et tertiaires, de plus en plus spécialisés. Les centres de santé sont généralement dédiés à une seule spécialité comme la cancérologie ou les maladies métaboliques. « Il n'y a plus assez de médecins dans la région de Donetsk, pour assurer correctement les soins primaires et secondaires, et les soins tertiaires ne fonctionnent plus du tout », explique la Dr Valeria Leonova, médecin généraliste, ancienne directrice d'hôpital à Bakhmut et coordinatrice de l'action de Médecins sans frontières (MSF) dans l'est de l'Ukraine.

Face à la désintégration du réseau de soins, MSF a mis en place dans le sud de l'Ukraine cinq cliniques mobiles, chacune animée par trois professionnels de santé. Dans certains villages, les habitants sur place, principalement des personnes âgées mais aussi des jeunes avec enfants, n'avaient plus vu de médecin depuis plusieurs mois, y compris certaines femmes enceintes non suivies. « Notre action est loin d'être suffisante, déplore la Dr Leonova. L’un des plus gros problèmes est la pénurie de médicaments dans les pharmacies et les hôpitaux. » Selon une enquête de l'OMS auprès de 4 000 Ukrainiens, 46 % ont été confrontés à une pénurie de médicaments. 

Contre le Covid, une lutte embourbée

En février 2022, alors que les blindés russes franchissaient la frontière, l'épidémie de Covid-19 est à son apogée, avec environ 30 000 nouveaux cas par jour, d'après les épidémiologistes de l'université médicale de Kharkiv (1). « La guerre a significativement exacerbé la situation », expliquent les chercheurs. La prise en charge des cas sévères est handicapée « par l'accès réduit à l'oxygène » et « la difficulté de fournir certaines régions en traitements ». Pour le diagnostic, seulement 2,5 à 3 % des laboratoires habilités sont encore en état de fonctionner.

Et si le pays a connu de récents progrès dans la prise en charge du VIH - la prévalence y est l'une des plus fortes d'Europe (1,2 %) - et de la tuberculose, ils sont fragilisés par la destruction des hôpitaux, l'arrêt du dépistage et des chaînes de distribution des médicaments (2).

Le Pr Stepanovskiy est spécialisé dans les déficits immunitaires primitifs de l'enfant. Les patients en attente de greffe de moelle ont été évacués à l'étranger dès le début du conflit. « Les voies logistiques sont complètement détruites, explique-t-il. Nous sommes passés de 50 à 100 échantillons analysés chaque mois à quelques échantillons seulement. Un grand nombre de patients seront diagnostiqués trop tard, voire pas du tout diagnostiqués. »

Menace sur le diabète

En ce qui concerne les maladies chroniques, le conflit avec la Russie a fortement fait tanguer la prise en charge des diabétiques. Selon les données du 10e atlas de la fédération internationale du diabète, 2,325 millions d'adultes ukrainiens souffrent de cette pathologie. « Avant même le début de la guerre, l'accès aux soins avait besoin d'amélioration en Ukraine », explique Valentina Ocheretenko, directrice de l'Union ukrainienne des diabétiques.

Le seul impact économique du conflit pourrait générer « des dizaines de milliers de personnes en situation de handicap, faute de pouvoir accéder au traitement », poursuit Valentina Ocheretenko, qui craint un effet ciseaux entre le manque de diagnostic et le surrisque lié au haut niveau de stress de la population. Depuis le début du conflit, le gouvernement a accordé le remboursement des dispositifs de suivi du diabète, tandis que 30 000 glucomètres ont été fournis par des ONG étrangères.

Que deviennent les patients restés dans les régions occupées par l'armée russe ? « Nous avons surtout des rumeurs, explique la Dr Leonova. Des proches de MSF restés sur place nous disent que l'offre de soins est très dégradée. Les hôpitaux, y compris les établissements spécialisés, ont été réquisitionnés par l'armée. » Les sanctions adoptées contre la Russie auraient également interrompu l'approvisionnement d'une large gamme de médicaments. « Ils essayent d'en faire venir par les pays baltes », ajoute-t-elle.

Bilan des morts et blessés de guerre

Les hôpitaux des villes proches du front ont dû faire face à des afflux massifs de blessés sur des temps très courts. Selon le dernier bilan des Nations unies, à la date du 12 février 2023, on dénombrait 18 955 victimes civiles depuis le début du conflit, dont 7 199 décès (306 enfants) et 11 756 blessés (854 enfants). Les régions de Donetsk et de Luhansk sont les plus touchées.

D'après le gouvernement ukrainien, il y aurait entre 10 000 et 13 000 morts parmi leurs forces armées depuis le début du conflit et 30 000 blessés ; d'après les estimations américaines, plus de 100 000 militaires ukrainiens auraient été tués ou blessés.

 

 

(1) D. Chumachenko et al, BMJ Global Health. DOI : /10.1136/bmjgh-2022-009173
(2) W. A. Awuah et al, Postgraduate Medical Journal, vol 98, n°1160, p 408–410, juin 2022

Damien Coulomb