Ehpad, cliniques, biologie, radiologie… La financiarisation de la santé inquiète – des autorités aux médecins. La Cnam alerte, et la profession s'organise pour défendre son exercice.
Pourquoi les fonds d’investissement et autres « financiers » s’intéressent-ils à la santé ? D'abord parce que les perspectives leur semblent juteuses : en concentrant des rachats (souvent financés avec de la dette) et en rationalisant l’activité médicale solvabilisée par l’Assurance-maladie – biologie, radiologie –, l'objectif est de rembourser rapidement l'investissement initial. D'autant que la puissance publique peut accompagner ces initiatives permettant d'accroître la prise en charge des patients, d'innover et d'investir. Mais la logique de rentabilité peut ensuite conduire à fermer les sites et à stopper certaines activités moins rentables, à réduire les plages horaires, à orienter les prescriptions, voire à trier la patientèle…
Le mouvement n'est pas nouveau. Dès les années 2000, pour augmenter l’offre médico-sociale rapidement, la France a facilité la privatisation des Ehpad. Les cliniques ont subi à leur tour un mouvement massif de concentration/financiarisation, avec le même mécanisme, tout comme la biologie, laquelle est détenue à 70 % par des fonds privés. Nombre de laboratoires ont notamment été achetés à des libéraux partant à la retraite, jusqu’à trois fois plus cher que le prix classique. Aujourd'hui, c'est la radiologie qui semble dans le viseur (lire page 12), ce que dénoncent pouvoirs publics et médecins.
Contrôle interministériel
Dans son rapport charges et produits 2023, qui éclaire le gouvernement et le Parlement sur la politique de santé, l’Assurance-maladie écrit pour la première fois que la financiarisation du secteur « induit des risques bien identifiés dont la réalité reste peu documentée en pratique ». Pour Thomas Fatôme, DG de la Cnam, ce rapport pose « un premier diagnostic, juge-t-il. Le mouvement constaté chez les radiologues va très vite ». Il confie ainsi au Quotidien que « des fonds d'investissement sont en train, largement, de contourner les règles pour posséder un cabinet de radiologie. Ce qui s'est passé pour la biologie risque de gagner la radiologie ». Certes, explique Thomas Fatôme, il ne s’agit pas de nationaliser et de refuser les capitaux privés. « Mais si la radiologie est prise en main par des fonds d’investissement, cela posera de graves problèmes », résume-t-il.
Face à ce mouvement « complexe à réguler », la Cnam a réclamé un observatoire et une mission permanente de contrôle interministérielle, placée sous la tutelle de plusieurs ministères (Santé, Finances, Justice). Il s'agit déjà de faire respecter le cadre juridique s'appliquant aux sociétés d'exercice libéral (SEL) et aux entreprises du secteur médical.
Alertes des libéraux
Les syndicats de leur côté sonnent l’alarme depuis plusieurs mois. Avenir Spé, majoritaire chez les spécialistes, souhaite le « blocage » de cette financiarisation en « biologie, anatomopathologie, radiologie ». La CSMF fait de la financiarisation de la médecine libérale le thème majeur de son Université d'été, à Arcachon, du 6 au 8 octobre (lire ci-contre). Avec une question : est-ce un « virage dangereux » ?
Le risque de prise de contrôle par des investisseurs financiers privés concerne aussi les structures de soins primaires, comme les maisons ou centres de santé. Pour le Dr Philippe Leduc, directeur du think tank Économie Santé, cette dynamique n'est d'ailleurs pas si surprenante. « Les libéraux, en ne s’organisant pas suffisamment sur le territoire et surtout en n’ayant pas les moyens de le faire, laissent la place aux industriels qui s’immiscent dans le système ». Est-ce pour autant uniquement négatif ? Le médecin rappelle que les capitaux privés facilitent « l’achat de matériel et de machines plus modernes et performantes, qui bénéficient aux patients » même si, pour cet expert, « dégager du bénéfice dans un secteur où il n’y a déjà pas assez d’argent » reste un problème et risque de « déstabiliser » l’organisation des soins.
Le président du Haut Conseil du financement de la protection sociale (HCFiPS) Dominique Libault, confirme que le mouvement de financiarisation est « en cours », en France comme à l’étranger. Et l’État « n’est pas bien armé, un peu crédule et en retard ». Selon lui pourtant, « il ne faut pas voir la financiarisation comme nécessairement positive ou négative. Certains secteurs de la santé manquent d’argent, cela peut leur procurer une capacité d’investissement. Mais il faut que l’État se dote de capacités d’analyse pour appréhender le sujet et ne pas être mis devant le fait accompli ». Il défend lui aussi la mise en place d’un observatoire économique pour la santé et le médico-social, au sein du ministère, pour analyser les stratégies du privé.
Sécu solidaire versus surprofits
L’économiste libéral Frédéric Bizard refuse d’opposer gentils et méchants mais avance une hypothèse. « La financiarisation est incompatible avec une Sécu solidaire et inclusive, puisqu’elle ne peut pas financer les surprofits qu’attendent les fonds d’investissement. Et elle est incompatible avec le modèle médical de qualité de service. » Pour les prescripteurs, le risque est une « perte totale d’indépendance », ces derniers devenant « salariés de fonds d’investissement, avec des objectifs commerciaux ». « Vous perdez votre âme de soignant », suggère-t-il.
Pour renforcer les moyens de la justice en cas d'abus ou de dérives, ce même économiste réclame un procureur spécial sur les questions de santé publique. À ce jour, les procédures engagées « n’inquiètent en rien les affairistes véreux », regrette-t-il. Une autre piste serait de renforcer la section santé publique au tribunal civil et correctionnel. Enfin, sanctionner fortement les fraudeurs lui paraît évident « et pas seulement les déconventionner deux ou trois ans… » En somme, « c’est un sujet qui monte et qui, en 2024, devra faire l’objet d’un débat politique ».