« Chaque jour, des professionnels de santé sont confrontés, de près ou de loin, peu importe l’âge ou l’expérience, aux erreurs associées aux soins, rappelle Damien Hoarau, docteur en santé publique au sein de la start-up Stane, en ouverture d’un séminaire organisé le 9 juin en collaboration avec le centre de formation Emergensim, spécialisé dans les situations sanitaires d'urgence. Le silence persiste parfois au sein des équipes de soins et les répercussions sont profondes, aussi bien sur le soignant que les patients. »
La notion de « seconde victime », introduite dès 2000, est définie comme « un soignant impliqué dans un événement indésirable imprévu chez un patient, qui devient une victime à son tour car il est traumatisé par l'événement » (1). Avec chaque année près de 2 400 événements indésirables graves associés aux soins (EIGS) répertoriés par la Haute Autorité de santé (HAS) et des dizaines de milliers de cas moins graves associés aux soins, plus de la moitié des professionnels de santé et 60 % des médecins sont au moins une fois confrontés au phénomène de seconde victime au cours de leur carrière. Sans compter les expositions à des récits traumatiques, qui peuvent créer ce que Lisa McCann et Laurie Anne Pearlman ont théorisé dès les années 1990 sous le nom de « traumatisme vicariant ».
Combien de fois ai-je entendu des médecins confier, parfois des années plus tard, avoir été traumatisés par une prise en charge et laissés livrés à eux-mêmes ?
Pr Bruno Debien, anesthésiste-réanimateur et fondateur d’Emergensim
Être formé à protéger et à se protéger
« Que l’événement soit grave, avec des conséquences majeures, séquelles et parfois décès, ou bénin, le phénomène de seconde victime peut toucher fortement certains soignants, sans toujours une corrélation directe avec la gravité réelle de l’incident », souligne Valérie Flatin, coordonnatrice de la gestion des risques associés aux soins aux Hospices civils de Lyon (HCL). « J’ai eu la chance, jeune interne ou assistant, d’être toujours bien accompagné par mes maîtres, témoigne le Pr Bruno Debien, anesthésiste-réanimateur, fondateur d’Emergensim. Mais combien de fois ai-je entendu des médecins confier, parfois des années plus tard, avoir été traumatisés par une prise en charge et laissés seuls, livrés à eux-mêmes pour affronter les sentiments parfois aigus qui accompagnaient l’incident et perduraient dans le temps ? Je me souviens, cela m’a marqué, avoir vu un interne pleurer en administrant des soins à un jeune patient de 40 ans condamné. Cela ne devrait jamais se passer de cette manière, les soignants doivent être formés à se protéger et à protéger les autres professionnels sur ce terrain. »
C’est tout l’objet du programme lancé en 2022 au sein des Hospices civils de Lyon. « Des recours de soutien spécialisés existaient depuis longtemps (médecine de santé au travail, cellule d'urgence médico-psychologique, psychiatres, psychologues…), explique Valérie Flatin. Depuis 2022, ils ont été complétés par la mise en place d’un premier secours émotionnel réalisé par un pool de soignants volontaires supervisés par des psychiatres. On sensibilise les soignants et on développe une culture et des outils d’accompagnement qui intègrent aussi des débriefings d’équipe. » Cette palette de dispositifs doit permettre à chacun de trouver, au moment nécessaire, l’aide dont il a besoin sous le format souhaité. Et d’apprendre à reconnaître les premiers signes chez soi ou chez les autres – troubles du sommeil, de l’humeur, du comportement, crises de larmes… – d’un état qui parfois ne passe pas. D’autres CHU en France mettent en place des recours, notamment le CHU de Toulouse, au sein duquel une consultation en addictologie dédiée aux soignants, Access, a été créée en 2022. Elle est sous forte pression du fait de la hausse des demandes.
Certains médecins s’automédiquent pendant des années et consultent tard, avec un stade de gravité supérieur à la population générale
Pr Nicolas Franchitto, addictologue au CHU de Toulouse
Peur du non-respect de la confidentialité
« Mal-être, épuisement professionnel et consommation de substances sont des phénomènes que nous constations depuis quelques années chez les soignants, et pour lesquels nous étions sollicités par des confrères au cas par cas. En 2019, la crise du Covid a aggravé la situation, explique le Pr Nicolas Franchitto, chef du service d’addictologie du CHU de Toulouse. Si les substances consommées sont les mêmes qu’en population générale – alcool, cannabis, médicaments, en particulier opioïdes et nouvelles drogues de synthèse –, le tabou et la peur du non-respect de la confidentialité sont des freins majeurs à la consultation. Certains s’automédiquent pendant plusieurs années et consultent tard, avec un stade de gravité supérieur à la population générale. » Cette consultation ad hoc est pour moitié fréquentée par des médecins, pharmaciens ou étudiants en médecine, pour un quart par des infirmiers, et pour un quart par d’autres soignants. Les plus représentés sont les anesthésistes, les urgentistes et les soignants cumulant de nombreuses heures de garde ou du travail de nuit à l’hôpital, mais aussi des généralistes libéraux se sentant débordés et isolés.
Lorsqu’on est exposé de façon répétée au récit traumatique de patients, le risque est de s’approprier ce récit
Pr Florence Askenazy, pédopsychiatre au CHU Lenval
Ces addictions, bien que le phénomène de dépendance soit toujours complexe, peuvent être l’une des complications du traumatisme vicariant. « Lorsque l’on est exposé de façon répétée au récit traumatique de patients, le risque est de s’approprier ce récit, comme si cela nous était arrivé, et de développer des symptômes de stress post-traumatique », souligne la Pr Florence Askenazy, cheffe du service universitaire de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent du CHU Lenval.
Parmi les solutions : former les équipes, limiter les temps d’exposition, extraire temporairement les soignants concernés des situations et structurer les réponses. « Il faut proposer systématiquement et rapidement des séances de defusing, comme nous l’avons fait à Nice après les attentats avec toutes les équipes, explique la Pr Askenazy. Les soignants doivent bénéficier d’espaces de supervision, de temps d’échange sur des cas vécus, avec des spécialistes du trauma extérieurs aux équipes. » Des masters et des DU ont été créés dans plusieurs CHU, comme à Nice, Lille, Toulouse ou Strasbourg.
Quelques chiffres
Près de 75 % des soignants ont déjà été confrontés à un événement indésirable associé aux soins (1). Un soignant interrogé sur deux doute, après, de ses capacités professionnelles. Environ 70 % des professionnels se sont sentis malheureux, 80 % trouvent que la charge mentale de ces événements est fatigante. Même si cela soulage d'en parler avec d'autres collègues (77 %), dans près de 35 % des cas, ces collègues peuvent faire preuve d'indifférence concernant les impacts de ces événements sur les secondes victimes. Le soutien auprès des proches n'est quant à lui recherché qu'une fois sur deux.
(1) Enquête menée à l'Institut universitaire du Cancer Toulouse Oncopole (IUCT-Oncopole) en février 2021
Site https://www.soutien-seconde-victime.fr/
(1) Notion introduite par Wu A.W. (British Medical Journal, 2000) puis précisée par Scott S.D. (Quality and Safety in Health Care, 2009)
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