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Dossier

Pneumologie

Cancer bronchopulmonaire, en attendant le dépistage organisé…

Par Hélène Joubert - Publié le 21/03/2022
Cancer bronchopulmonaire, en attendant le dépistage organisé…


BURGER/ PHANIE

Le bénéfice potentiel d’un dépistage organisé du cancer bronchopulmonaire chez les gros fumeurs semble de plus en plus consensuel, même du côté de la Haute Autorité de santé. Récemment, l’institution s’est en effet prononcée pour le lancement d’un programme pilote qui permette de répondre aux questions encore en suspens et de préciser les modalités d’un éventuel dépistage organisé à la française. Mais, en attendant, faut-il pousser le dépistage individuel ? Les avis sont partagés.

La question du dépistage du cancer bronchopulmonaire (CBP) fait régulièrement débat en France. Si de nombreux pneumologues et radiologues militent depuis plusieurs années pour la mise en place d’un programme organisé, les autorités sanitaires sont restées longtemps sur la réserve, considérant, à l’instar de la Haute Autorité de santé (HAS), que « les conditions de mise en œuvre du dépistage du CBP (…), n’étaient pas réunies ».

Les lignes sont toutefois en train de bouger, comme en témoigne la stratégie décennale de lutte contre le cancer lancée début 2021, qui a inscrit noir sur blanc ce dépistage dans ses objectifs. « Fixons-nous une priorité, que d’ici à quelques années, nous ayons déployé pour le cancer du poumon des campagnes au moins aussi efficaces que celles qui ont déjà cours », avait déclaré à l’époque Emmanuel Macron.

Programme pilote

Depuis, la HAS a revu sa copie et estime désormais que « le dépistage du CBP par scanner faible dose (TDMfd) a démontré une diminution de la mortalité spécifique et du taux de détection des cancers à un stade avancé avec un niveau de preuve élevé, ce qui est en faveur de la mise en place du dépistage ». Mais, pour l’institution, les modalités optimales et les risques éventuels de ce dépistage restent à préciser. D’où la publication, début février, d’un rapport qui plaide pour la mise en place d’un programme pilote « avant d’envisager le déploiement d’un programme de dépistage organisé à large échelle ».

Alors que ces études commencent à se mettre en place, l’espoir est de pouvoir sauter le pas d’ici 5 ans.

En attendant, peut-on encore rester les bras croisés alors que le bénéfice du dépistage semble de plus en plus consensuel ? Peut-on encore temporiser alors que le cancer du poumon compte parmi les plus fréquents (3e rang des cancers incidents avec 46 300 nouveaux cas annuels) mais aussi parmi les plus péjoratifs ? Avec un taux de survie de l’ordre de 20 % à 5 ans et de 10 % à 10 ans, le CBP est en effet la première cause de décès par cancer avec 33 100 décès annuels. Une mortalité élevée liée en grande partie à un diagnostic tardif. Tandis que la résection chirurgicale complète des tumeurs à un stade précoce – généralement asymptomatique – peut guérir la maladie, la survie du CBP à 5 ans est de 24 % dans les stades localement avancés et tombe à 4 % dans les stades métastatiques.

Un consensus d’experts en faveur du dépistage individuel…

Dans ce contexte, certains spécialistes défendent l’idée d’un dépistage individuel. En 2021, l’Intergroupe francophone d’oncologie thoracique, la Société de pneumologie de langue française et la Société d’imagerie thoracique ont publié un consensus d’experts qui plaide dans ce sens et formalise un processus de dépistage. « Sur la base des deux seules études randomisées dont la taille de l’effectif conférait une puissance suffisante, il a été démontré que le dépistage par TDMfd réduisait significativement la mortalité spécifique par CBP, rappelle le Pr Sébastien Couraud (CHU de Lyon) qui a coordonné ce travail. Ainsi, en accord avec toutes les recommandations internationales, les experts (se positionnent) en faveur du dépistage individuel du CBP en France. » Le dépistage opportuniste « réduit la mortalité par cancer du poumon et permet d’intervenir à un stade opérable et guérissable, appuie le Pr Charles-­Hugo Marquette (chef de service de pneumologie du CHU de Nice). La réduction de mortalité liée est de plus de 20 %, bien supérieure à celle liée au dépistage des cancers du sein, du côlon ou de la prostate », compare-t-il.

Selon le consensus, les preuves issues de la littérature sont donc suffisamment convaincantes pour encourager les médecins à proposer un dépistage opportuniste via un scanner basse dose à tout patient considéré comme à risque. À ce titre, même s’il n’existe pas de définition consensuelle à ce jour, le groupe de travail a considéré que le dépistage devait être exclusivement proposé aux personnes ciblées dans les essais majeurs NLST ou Nelson.

… loin de faire l’unanimité

Une prise de position qui ne fait pas l’unanimité. Pour la HAS, « que le dépistage soit organisé ou même opportuniste, nous estimons que sur plusieurs points, nous ne disposons pas d’éléments fermes, validés et consensuels pour trancher, résume sa présidente, le Pr Dominique Le Guludec, à commencer par la population cible ; les méta-­analyses sur lesquelles l’avis de la HAS 2022 se fonde n’étant pas concordantes sur ces critères avec l’avis des sociétés savantes ». Parmi les autres points d’achoppement, « nous ne nous sommes pas non plus prononcés sur la durée du dépistage, car il faut mettre en balance le bénéfice du dépistage et l’espérance de vie, les gros fumeurs souffrant plus souvent de comorbidités, en particulier cardiovasculaires, ni sur l’intervalle de temps entre deux examens. Faut-il se caler sur un intervalle de 12 mois comme dans la majorité des essais, 12, 24 et 30 mois comme dans l’essai Nelson, ou 12 et 24 mois comme dans l’essai Mild ? ». De même, « les critères (volumétrie du nodule, diamètre, temps de doublement) définissant une lésion suspecte ne sont pas clairement précisés et validés et varient d’un essai à l’autre ».

Quant à la définition elle-même du scanner faible dose, celle-ci n’est pas consensuelle, précise Dominique Le Guludec. En résumé, « sans protocole de dépistage formalisé, sans consensus sur la caractérisation des images suspectes impliquant des examens complémentaires, sans protocole de suivi en cas de résultat positif…, un dépistage opportuniste nous semble encore prématuré pour être pleinement efficient et utile au patient », tranche-t-elle.

Un dépistage opportuniste nous semble encore prématuré pour être pleinement efficient et utile au patient - Pr Dominique Le Guludec, présidente de la HAS

Même prudence du côté du Collège de la médecine générale. « Tant que la HAS ou l’Inca ne se seront pas positionnés clairement sur la mise en œuvre d’un dépistage opportuniste comme l’entendent les sociétés savantes, il n’y a pas lieu de l’appliquer systématiquement », juge son président, le Pr Paul Frappé.

Encore beaucoup d’interrogations

Même les tenants du dépistage individuel en admettent les limites et appellent à poursuivre les expérimentations. « Des inconnues subsistent et les données actualisées de la littérature ne permettent pas de conclure quant à la performance intrinsèque (sensibilité, spécificité) et extrinsèque (VPP) du dépistage du CBP par TDMfd, reconnaît ainsi le Pr Charles-Hugo Marquette, ni quant à l’augmentation du risque de complications liées aux interventions invasives en aval associées au dépistage. »

La question des faux positifs n’est pas non plus résolue. 10 à 30 % des sujets soumis à un dépistage par ­TDMfd se voient découvrir au moins un nodule de nature indéterminé (NNI) dont seuls 1 à 2 % sont en réalité des CBP. Ces « faux positifs » sont potentiellement délétères s’ils conduisent à des tests invasifs et à un surdiagnostic. Le principal paramètre permettant de trancher entre le caractère bénin ou malin du nodule est sa vitesse de croissance. Dans l’étude Nelson et dans le texte des sociétés savantes françaises de 2021, en cas de NNI, un scanner est préconisé à trois mois avec un calcul du temps de doublement de volume. Si celui-ci est supérieur à un certain seuil, le nodule est considéré comme ayant une croissance rapide et éligible à l’exérèse chirurgicale. « Or cette démarche, conditionnée par une étude volumique du nodule, réalisée au moyen de la même machine et dans des conditions identiques, n’est effectuée que par moins de 10 % des radiologues en France, affirme le Pr Marquette. Ainsi, si ce protocole est validé sur le plan médical, il ne correspond pas à la réalité de terrain mais à celle de centres experts. »

De façon générale, transposer en vraie vie les très bons résultats du dépistage obtenus dans les centres hyper­spécialisés n’est pas gagné, reconnaît le spécialiste. « Il ne faut pas du tout négliger le risque d’une sur-morbimortalité en vie réelle liée à une sur-intervention chirurgicale du fait d’une interprétation parfois imparfaite des recommandations, pointe Charles-Hugo Marquette. Or, si on multiplie par trois la mortalité inhérente au geste chirurgical devant un nodule, le bénéfice en termes de survie du dépistage diminue, voire disparaît ! ».

Autre écueil : le risque de cancer de l’intervalle, difficile à circonscrire alors que le temps de latence des CBP est encore mal connu. « Dans notre expérience, les cancers d’intervalle représentent près d’un tiers des cancers diagnostiqués, poursuit le pneumologue, et la proportion de CBP dont la phase de latence est longue, c’est-à-dire les vrais bénéficiaires d’un processus de dépistage, n’est pas connue mais représente probablement moins de la moitié des cas de CBP. »

La faisabilité en question

Des questions de faisabilité se posent aussi, avec un risque de goulot d’étranglement en amont du dépistage du fait d’un nombre limité de scanners (1 200 machines) mais aussi de radiologues (8 700) et de manipulateurs.

Un autre souci organisationnel est l’étude en 3D des images pulmonaires suspectes et la comparaison des examens, du fait de la généralisation en France, depuis deux ans, de systèmes d’archivage des images (PACS ou Pictures Archieving and Communicating System), rendant impossible ou très aléatoire leur partage. Pour y remédier, « nous travaillons à une plateforme (projet Da Capo), indique le Pr Marquette, qui centralise les données du dépistage sur un PACS commun, et qui soit partageable de manière sécurisée, complétée par un guide à la décision thérapeutique, utilisable en RCP mais aussi par le médecin traitant ».

Par ailleurs, un dépistage opportuniste risque de laisser de côté les personnes précaires éloignées du système de soins, alors même qu’elles figurent parmi les plus tabagiques.

Enfin, certains s’inquiètent de l’effet d’un dépistage individuel sur le tabagisme, craignant qu’un scanner normal ne soit interprété comme un blanc-seing pour continuer à fumer. Mais, a contrario, le dépistage peut aussi devenir une opportunité motivationnelle pour aborder le sevrage tabagique. À ce titre, le consensus d’experts précise clairement « qu’une forte incitation au sevrage doit être systématique à chaque visite liée au dépistage ». « Ce serait une grossière erreur que de ne pas évoquer le sevrage et de parler uniquement dépistage », appuie le Pr Paul Frappé. « Si tout patient fumeur dépisté arrête de fumer à l’occasion du dépistage du CBP, on diminue la mortalité de façon colossale, non pas par cancer du poumon mais cardiovasculaire », rappelle le Pr Marquette.

Quoi qu’il en soit, sur le terrain, certains praticiens ont déjà franchi le pas. En tant que pneumologues, « nous le faisons de temps en temps pour certains patients à risque », témoigne le Dr Didier Debieuvre (président du Collège des pneumologues des hôpitaux généraux), tout en mettant en garde contre le dépistage sauvage. En médecine générale, « le dépistage individuel n’est pas entré dans les pratiques, probablement faute de directives officielles, estime le Pr Paul Frappé, et personnellement je n’ai jamais prescrit de TDMfd dans cette optique. Si un patient me le réclame, j’appliquerai ces recommandations. S’il n’est pas demandeur, je ne mets pas pour l’instant un point d’honneur à lancer ce type de dépistage. »