LE QUOTIDIEN DU MÉDECIN - On le voit chaque semaine à travers les médias, l’intérêt vis-à-vis des faits divers concernant les mauvais traitements est vif alors que les lacunes dans la connaissance scientifique sont importantes. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Dr ANNE TURSZ - Les gens aiment les faits divers. Ceux-ci ne sont toutefois pas représentatifs de ce qui se passe dans la population générale, car ils sont sélectionnés par leur caractère exceptionnel et par le fait qu’on les découvre. Parler de faits divers plutôt que d’un grand phénomène de société et de santé publique, c’est moins affolant, surtout si l’on pense que probablement 10 % de nos enfants souffrent au quotidien, soit de maltraitances physiques, soit d’humiliations répétées, soit de carences éducatives. C’est le taux d’enfants victimes de mauvais traitements ou de négligence proposé par « The Lancet online » en décembre 2008 pour les pays occidentaux à hauts revenus.
Comment définissez-vous la maltraitance et estimez-vous qu’elle a évolué ?
En France, trouver le bon vocabulaire est difficile : nous naviguons toujours entre le risque, le danger, la maltraitance. Les anglophones ont décidé une fois pour toutes qu’ils parlaient de « Child Abuse and Neglect » : des enfants dont on a abusé d’une façon ou d’une autre, que l’on a exposés à des risques majeurs ou que l’on a négligés.
10 % DE NOS ENFANTS SOUFFRENT
Cette définition est très large et correspond à peu près à celle de « danger », notion centrale dans le dispositif de protection de l’enfance tel qu’il a été réformé par la loi du 5 mars 2007. Elle est toutefois faiblement opérationnelle en termes de prévention et pose de réels problèmes de faisabilité en tant qu’outil de repérage et de dénombrement des cas.
Le fait d’évoquer la maltraitance, qui est aussi un terme médical, conduit à mieux cerner le rôle du système de soins dans le repérage et le signalement. C’est déjà un pas. Lors des états généraux de l’enfance, le 16 février dernier, la secrétaire d’État chargée de la famille, Nadine Morano, a annoncé que 2 % des enfants de moins de 18 ans faisaient l’objet d’une mesure de protection administrative ou judiciaire en France. À la lumière des recherches que j’ai menées, on ne se tromperait sûrement pas si on multipliait ce chiffre par cinq pour ajouter tous ceux qui ne font l’objet d’aucune mesure. Quand on réfléchit à une classe de 30 élèves, cela représenterait trois enfants. Les chiffres ont toujours été incertains : à partir du moment où l’on parle d’une activité criminelle, il est évident qu’une partie en est cachée. Je ne pense pas que la violence augmente : elle est simplement plus médiatisée aujourd’hui.
Votre enquête réaffirme la théorie de la transmission transgénérationnelle de la violence.
La transmission transgénérationnelle de la violence est un phénomène connu depuis très longtemps. Je cite plusieurs fois Alice Miller (psychanalyste suisse, NDLR), qui a bien montré à quel point l’éducation rigide, voire l’éducation brutale conduisait à des personnalités délabrées et incapables d’affronter les besoins d’un enfant. Dans notre enquête, si l’on prend le cas des syndromes de bébé secoué et des homicides, on voit qu’une quantité de parents ont eu, eux-mêmes, un passé effroyable. Ce sont des gens qui ne peuvent pas construire une personnalité assez solide pour faire face aux exigences d’un bébé, surtout s’il s’agit d’un enfant né prématurément. Le caractère inconsolable du bébé est dévastateur pour le narcissisme des parents. Et ceci concerne toutes les classes sociales.
Pensez-vous, à l’image de la philosophe Élisabeth Badinter, que les femmes subissent une pression sociale par rapport à la maternité ?
Je pense, comme elle, qu’il y a un recul dans le statut des femmes et qu’il ne faut pas limiter le rôle des femmes au rôle de mères. Mais je ne comprends plus quand elle semble refouler le biologique. Le nier aboutit forcément à quelque chose de péjoratif pour les enfants. Soutenir la parentalité, c’est aussi impliquer les pères dans toutes les obligations, les réflexions et les décisions. C’est également savoir dire aux couples qu’il n’y a pas d’impératif à être parent. La pression sociale est telle, surtout sur les femmes, qu’on n’ose même pas admettre qu’il y a des gens qui ne sont pas faits pour être parent ou tout simplement qui ne le souhaitent pas.
Comment analysez-vous la cécité qui touche les médecins face au problème de la maltraitance ?
Dans une large proportion des cas d’enfants maltraités, notamment les bébés secoués, soit les parents étaient connus comme ayant des problèmes, soit les enfants avaient déjà été vus. Il faut souligner que les médecins généralistes sont dans une situation plus difficile que les hospitaliers. Ils sont seuls face à des responsabilités, parfois dans un milieu très restreint. Si le médecin signale, il peut « se griller » face à sa clientèle. Il y a aussi la peur de se tromper, de se couper de la famille et des autres enfants de la fratrie. Ils choisissent donc généralement de passer par un collègue hospitalier même si, dans certains hôpitaux, la maltraitance n’étant pas signe de rentabilité (il faut du temps et beaucoup d’examens radiologiques peu coûteux), l’enfant risque de ne pas être hospitalisé.
Quel est le message que vous voudriez faire passer aux généralistes dont vous dites qu’ils seront forcément confrontés à des cas de maltraitance ?
Pour les femmes enceintes, il faut absolument prendre du temps pour faire cet entretien du 4 e mois, repérer s’il y a des facteurs de vulnérabilité et agir. La Haute Autorité de santé a publié des recommandations sur la périnatalité, donnant une grille de lecture sur les signes alarmants et les questions à poser. Il faut discuter, si possible avec le couple, et avoir en tête la sémiologie de la violence. Je crois que les enfants devraient eux-mêmes faire l’objet d’une éducation à la parentalité, comme on fait une éducation à la sexualité. Il faut parler de contraception avec les jeunes filles, même si la contraception ne résout pas tout.
Pourquoi êtes-vous si critique vis-à-vis des initiateurs de la pétition « Pas de 0 de conduite pour les enfants de trois ans », suite à une expertise collective de l’INSERM sur le « Trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent » ?
Cet appel s’est fait dans un contexte particulier, la préparation de la loi de prévention de la délinquance. Il reposait sur une inquiétude parfaitement légitime : le dépistage et la prévention ne doivent pas se transformer en outils de répression. Tout comme il est inacceptable de considérer les personnels éducatifs, sociaux et soignants comme des délateurs. Mais le Collectif Pas de 0 de conduite a dérapé, d’une certaine manière, en affirmant connaître les facteurs de risque des troubles psychologiques et en disant être capable de cibler les familles qui ont besoin d’aide.
UN DOUBLE DÉFICIT, EN CONNAISSANCES ET EN OFFRE DE SOINS
Or ces facteurs de risque sont méconnus en France, faute de recherche. On pourrait extrapoler à partir de la littérature étrangère mais le collectif y est opposé, avec raison, car dans ces domaines, le facteur culturel national est important. S’agissant du ciblage, j’y suis profondément hostile. Le dépistage généralisé est, à mon sens, le système le plus équitable et le plus rentable qui permet de trouver des problèmes là où on ne va jamais mettre le nez, par exemple dans les classes sociales aisées. Par ailleurs, le collectif a affirmé que les structures appropriées étaient suffisantes pour la prise en charge des enfants en France. Dire cela n’est pas raisonnable : on souffre d’un double et important déficit en connaissances et en offre de soins.
* « Les Oubliés - Enfants maltraités en France et par la France », Seuil, 420 pages, 20 euros.
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