Salade de quinoa au wagon-restaurant, substitut de repas vegan au bureau, smoothie de soja au supermarché… Leur point commun ? Des produits « sans » — lait, gluten, viande, œuf — qui envahissent notre horizon alimentaire, que l’on suive ou non un régime « sans », d’ailleurs. Pour l’anthropologue Emmanuelle Lefranc, pas de doute, il y a eu un avant et un après crise de la vache folle. « Le contexte favorable à l’émergence du “sans” s’est développé depuis 1996 avec la succession de scandales sanitaires. Une perte de confiance à laquelle s’est ajouté le sentiment de “cacophonie alimentaire” des recommandations, mais aussi des préoccupations écologiques et environnementales. » Cette chercheuse au CNRS a mené des entretiens qualitatifs avec des parents ayant été en conflit avec les soignants, et avec des individus suivant des régimes restrictifs, sans conflit ou les évitant (souvent par la démédicalisation).
Elle distingue deux profils : les personnes peu engagées, sensibles à un effet de mode et capables de compromis pour préserver un équilibre nutritionnel, et celles pour qui l’alimentation est avant tout politique et idéologique — formant finalement un nouvel universel anthropologique rassurant —, avec qui il est plus délicat de maintenir le dialogue.
Une volonté de régime et de bien-être
Instagram est la Mecque des régimes « sans » sur les réseaux sociaux. Le mot-clé #food est associé à deux grands types de contenus, photos d’assiettes à l’appui : le #foodporn d’épicuriens assumés amateurs de gras, et le #healthyfood dont les papes sont des représentants du monde du fitness et du sport. Ces « influenceurs » sont suivis par plusieurs millions d’abonnés, les « foodies ». Ils prescrivent massivement les régimes végétariens au sens large (« #végé »), souvent avec un objectif d’amaigrissement. « C’est un point crucial dont nous n’avions pas forcément conscience », a souligné Antoine Mercier de l’agence Protéines, qui a mené cette étude très complète sur le marketing du « sans » sur les réseaux sociaux.
Les marques, telles que Feed., et les ONG véganes se sont parfaitement emparées des codes, tandis que la communication « nutrition & diététique » plus standard peine à se faire entendre. Que ce soit de façon collective ou individuelle, il faut savoir pour cela n’être ni belliqueux ni donneur de leçons.
Le cas des enfants sans lait
L’enjeu, pour le praticien, de maintenir le lien avec l’adepte du « sans », est bien entendu la santé de ce dernier, mais aussi, éventuellement, celle de ses enfants. Une préoccupation toujours d’actualité, après les cas dramatiques de dénutrition de nourrissons de moins de 6 mois nourris aux jus végétaux. En pratique courante, « l’inconvénient principal d’un régime sans lait chez l’enfant est la carence en calcium, les autres aliments en contenant trop peu, ou du mal absorbable – à l’exception de certains légumes comme le chou chinois ou le brocoli, dont on doute que les enfants raffolent », rappelle le Pr Patrick Tounian (APHP Trousseau), soulignant que le défaut de minéralisation osseuse avant 20 ans augmente le risque fracturaire tout au long de la vie.
Un enfant ou un adolescent ne consommant pas de produits laitiers doit donc être supplémenté en calcium et en vitamine D (de 500 à 1 000 mg/j et de 80 000 à 100 000 UI/trimestre selon les âges). « Chez le nourrisson allergique aux protéines de lait de vache (APLV), les hydrolysats les plus riches en calcium seront préférés : Pepti-Junior 2, Nutramigen 2 LGG, Pregestimil, Nutribén APLV 2, Allernova AR. Même chose pour les préparations infantiles végétales : Picot Riz 2, Modilac Riz 2, Modilac Soja. Sinon, il faut supplémenter en calcium », détaille le Pr Tounian.
Hormis les authentiques cas d’allergie primitive au lactose (exceptionnel en pédiatrie) ou les APLV (qui régressent presque toujours spontanément), ces régimes sans produit laitier sont suivis, par les parents ou les adolescents eux-mêmes, pour suspicion indue d’allergie (75 % des cas vus en consultation) ou d’autres motifs plus farfelus : infections ORL, migraines, autisme…, souvent sur fond de syndrome d’intestin irritable. Rappelons que dans ce dernier cas, une simple diminution de l’apport de FODMAP, en consommant du lait de vache appauvri en lactose (« Matin léger ») et des fromages pour ce qui concerne les produits laitiers, suffit.
Éviter la dénutrition et les carences
Mais pour être audible, des compétences de communication sont indispensables. « Il ne faut surtout pas aller à la confrontation », prévient le Pr Tounian, qui a eu affaire à plusieurs cas difficiles. « Le patient voudra entraîner le praticien dans un débat non pas nutritionnel, mais idéologique, analyse Emmanuelle Lefranc. Il faut sortir du rôle de l’empoisonneur dans lequel il cherche à enfermer son médecin. »
En pratique, la première chose à faire est de dépister à froid la méfiance du patient quant à l’alimentation. Ensuite, l’écouter, prendre en compte ses peurs et ce qu’il perçoit. « Il est toujours plus facile d’anticiper des liens d’intérêt que d’avoir à s’en justifier par la suite, mieux vaut en prévenir l’interlocuteur », conseille la chercheuse, qui a noté que le corps médical était souvent perçu comme faisant partie des institutions, objet de défiance. Le dialogue établi, on personnalisera le régime, comme on le fait toujours, mais de façon encore plus explicite pour ces patients. Ils obligent aussi à sortir d’une position parfois confortable de « sachant » : laisser la place à la controverse, partager ses incertitudes, c’est aussi établir un lien.
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