Frappant durement la vie économique, le Covid a révélé les médecins du travail comme de précieux interlocuteurs pour des entreprises déboussolées. Leurs missions ont été élargies pour protéger les travailleurs et accompagner les retours sur site lors des déconfinements. Ils sont désormais aux avant-postes pour anticiper le nouveau monde du travail.
« Depuis le 13 mars 2020, c'est du non-stop », constate la Dr Karine Ferrand, médecin du travail à l'Ametif. « J'espère que cela va contribuer à améliorer l'image de nos services et à renforcer l'intérêt des employeurs pour la prévention des risques », confirme son confrère le Dr Gérald Demortière. « Pour la première fois, certains employeurs nous ont contactés », se réjouit le Dr Jean-Michel Sterdyniak à la tête du Syndicat national des professionnels de la santé au travail.
Le Covid-19 a redonné un lustre à la médecine du travail, qui est confrontée à des difficultés démographiques et à une réforme imminente. Les missions des médecins du travail ont été élargies pour qu'ils puissent prescrire des arrêts de travail, rédiger des certificats d'isolement, réaliser des tests Covid et vacciner (encadré page 12). Un surcroît d'activité compensé par la possibilité de décaler les visites périodiques.
Du cas par cas aux protocoles d'entreprise
Dès le premier confinement, « nous avons accompagné les gens qui continuaient à travailler en présentiel et aidé à mettre en place les mesures barrières, alors qu'on manquait de tout », se souvient la Dr Ferrand, dont le service suit 400 entreprises de toute taille et tout secteur. « Très vite, sont apparus des risques psychosociaux, liés aux décès de collègues ou de patients, à l'impuissance face aux dilemmes éthiques ou à l'anxiété d'aller au front sans protection », poursuit-elle.
En parallèle, le télétravail est devenu la norme, subie et parfois mal vécue. « Nous avons eu des demandes inédites d'accompagnement psychologique de la part des DRH et managers qui percevaient un mal-être chez certains salariés isolés », témoigne la Dr Anne-Michèle Chartier, médecin du travail à l'ACMS et présidente du syndicat CFE-CGC Santé au travail.
Puis le temps du déconfinement fut celui des protocoles sanitaires à mettre en place dans les entreprises qui rouvraient. « Nous devions aussi répondre aux personnes vulnérables qui souhaitaient revenir sur site, pour lesquelles nous aménagions les postes, et à celles qui avaient peur et préféraient être isolées », relate la Dr Ferrand.
Il a fallu aussi assurer la gestion des cas contacts et des tests dans les entreprises. Mais aussi éviter certaines dérives : « des entreprises souhaitaient que nous prenions la température des salariés ou exigeaient des tests PCR à la reprise, ce qui pose des problèmes éthiques, tout comme la protection des personnes vulnérables : comment les identifier sans dévoiler leurs problèmes de santé ? », cite la Dr Chartier.
Des sentinelles
Les médecins du travail sont aussi aux premières loges des bouleversements liés au Covid. « Chaque matin, nous regardions les nouvelles études et échangions entre collègues pour conseiller les entreprises au mieux », se rappelle la Dr Chartier. « Avant même qu'on ne parle de Covid long, nous avons vu des salariés revenir sept jours après l'infection, et plusieurs jours ou semaines plus tard, aller très mal ».
Alors que l'impact du télétravail sur l'état de santé, peu étudié, semble limité (1), les professionnels nuancent. « Ceux qui s'en sortent le mieux sont ceux qui ont dû s'adapter sur le terrain et vivre au jour le jour avec le virus », constate la Dr Ferrand. Un constat partagé la Dr Chartier, qui pointe néanmoins la surcharge de travail que les professionnels de première ligne ont eu à absorber : « certaines entreprises ont diminué les postes, la charge retombe sur ceux qui restent ».
Favoriser un télétravail vertueux
Surtout, les médecins du travail perçoivent d’ores et déjà tous les enjeux du télétravail, qui peut s'avérer positif tant qu'il n'est pas exclusif. Car la crise a révélé les risques psychologiques et physiques d'un télétravail mal préparé. Une mauvaise installation provoque des douleurs musculosquelettiques (dos, épaules, coudes, poignets), explique la Dr Marie-Anne Gautier, experte à l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS). Selon Santé publique France, 16 % des nouveaux télétravailleurs ont souffert d'une lombalgie pendant le premier confinement contre 6 % des habitués de ce mode d'exercice. La fatigue visuelle est plus ressentie (petits écrans, peu de pauses), la sédentarité accrue, les horaires moins structurants, « si bien que cela peut influer sur le sommeil », alerte encore la Dr Gautier.
Certaines personnes peuvent souffrir d'une plus grande porosité entre vie personnelle et professionnelle, peiner à gérer la charge de travail, avoir le sentiment d'un contrôle excessif ou au contraire d'un abandon de leur hiérarchie et perdre le sens du collectif, détaille-t-elle. Paradoxalement, le retour sur site peut être appréhendé, notamment par ceux qui ont pu trouver dans le télétravail une échappatoire à des tensions professionnelles préexistantes.
Téléconsultation, mais pas seulement
Pour répondre à ces nouvelles problématiques, les médecins du travail entendent jouer plus que jamais leur rôle de conseil aux entreprises à l'occasion de l'élaboration des accords sur le télétravail et du document unique d'évaluation des risques professionnels. Ils plaident aussi pour des formations « pour développer une culture du management basée sur la confiance et non sur le contrôle », préconise la Dr Gautier. « L'on peut conseiller aux managers de garder des contacts réguliers avec leurs collaborateurs et d'être attentifs aux signaux faibles de mal-être », ajoute-t-elle.
La profession s'est saisie de la téléconsultation et des outils numériques, comme les webinaires, pour diffuser des messages de prévention. Mais tous en pointent les limites, voire l'impossibilité dans certains cas (aménagement de l'espace de travail à domicile d'un travailleur handicapé, aptitude à des postes tels que chauffeur cariste). « Nous, soignants, devons continuer à offrir des espaces d'échanges non jugeants aux salariés », insiste le Dr Demortière, faisant référence en particulier au champ des addictions. Un enjeu à l'avenir dans un monde où le télétravail s'est installé et où la réforme en cours prévoit de faire la part belle aux délégations de tâches.
(1) Enquête Ipsos de septembre 2020 auprès d'environ 4 000 salariés et agents publics : sentiment d’isolement (31 %), stress (34 %) et état de santé dégradé (13 %).