Pr Yves Ville (AP-HP) : « On ne peut plus refuser un dépistage généralisé du CMV en invoquant l’absence de traitement »

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Publié le 07/02/2024
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Dans un avis publié ce 4 février, le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) se prononce contre un dépistage systématique de l’infection à cytomégalovirus (CMV) chez les femmes enceintes. Le Pr Yves Ville, chef du service d’obstétrique et de médecine fœtale de l’hôpital Necker-Enfants malades (AP-HP), et coordonnateur du centre pluridisciplinaire de diagnostic prénatal (CPDPN), déplore le maintien de cette position, alors que le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2024 pose les jalons d’un dépistage généralisé.

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LE QUOTIDIEN : Quel regard portez-vous sur ce travail du HCSP ?

Pr YVES VILLE : C’est la troisième fois en 25 ans que le HCSP se prononce sur cette question. Depuis leur précédent avis de 2018, les connaissances ont évolué : on sait que les séquelles congénitales sont liées à une infection à cytomégalovirus (CMV) contractée en début de grossesse (non au deuxième et troisième trimestre). Et il existe un traitement préventif de la transmission du virus de la femme enceinte au fœtus, le valaciclovir. Celui-ci diminue le passage transplacentaire de deux tiers, selon plusieurs travaux dont il a fait l’objet. À savoir une étude randomisée publiée dans The Lancet, des études cliniques et une méta-analyse. En médecine prénatale, on ne peut espérer avoir un niveau de preuve supérieur à celui-là.

Mais le HCSP nie ces deux évidences dans son rapport somme (260 pages !) qui repose en partie sur des données périmées. Comme si l’objectif de ce travail était de démontrer que rien n’avait changé depuis leur précédent avis.

Le HCSP reprend les 10 critères de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour évaluer la pertinence d’un dépistage systématique. Il répond par la négative à la première question, qui est de savoir si l’infection congénitale par le CMV est un problème de santé publique.

Pr Y. V. : Le HCSP écrit que l’infection congénitale « peut être grave au niveau individuel, mais les conséquences sont rares à l’échelle populationnelle ». C’est méprisant : quatre enfants sur 1 000 sont touchés. Le HCSP avance que 90 % d’entre eux sont asymptomatiques. Oui, si l’on considère tous les enfants nés avec un CMV. Mais si l’on se penche sur les enfants nés après une infection précoce, le taux d’asymptomatiques tombe à 35 %. Les autres ont un problème d’audition, d’équilibre, voire des troubles plus sévères. Les femmes qui ont un premier enfant de moins de trois ans en garde partagée ou en crèche ont un risque de 10 % d’avoir un CMV en début de grossesse !

Le CMV est au moins aussi problématique que la syphilis, la toxoplasmose et la rubéole, qu’on continue à dépister systématiquement, alors que la syphilis ne concerne qu’une population ciblée, que la rubéole a disparu et que la prévalence de la toxoplasmose diminue d’un facteur cinq chaque année !

L’OMS demande une bonne connaissance de l’histoire naturelle de la maladie et la mise en place de toutes les interventions de prévention primaire, avant de lancer un dépistage généralisé.

Pr Y. V. : Cela fait une décennie qu’on sait que l’infection virale peut avoir des conséquences graves si elle intervient au premier trimestre, car c’est une embryopathie qui a une affinité pour les cellules souches de l’oreille interne et du cerveau.

Le HCSP présente comme une arme absolue les mesures d’hygiène : éviter tout contact avec la salive, l’urine et les larmes des jeunes enfants, tout au long de la grossesse. C’est méconnaître la réalité des femmes qui doivent s’occuper d’un aîné en bas âge, tous les jours !

Les études bien faites montrent que la prévention primaire est un échec : le CMV est la seule infection congénitale dont la prévalence n’a pas bougé depuis 50 ans.

Le HCSP craint que le dépistage ne creuse les inégalités car on ne pourrait rien proposer aux femmes déjà immunisées. Mais elles ne sont pas confrontées aux mêmes conséquences : le risque d’avoir un enfant avec des séquelles est quatre fois plus important pour une femme non immunisée avant la grossesse que pour une femme pré-immune (immunisée avant la grossesse). D’autre part, le taux de transmission du virus de la mère à l’enfant est de 30 % à 40 % chez les femmes primo-infectées, contre 1 % pour les femmes déjà immunisées. Aussi le HCSP fait-il erreur quand il impose une même stratégie de prévention primaire, d’autant que l’épidémiologie de la transmission n’a rien à voir chez les deux groupes de femmes. Pour les femmes déjà immunisées, la présence d’un enfant en bas âge n’est pas un facteur de risque. Ce qui ressort est le fait d’être issue de l’immigration et d’habiter dans des appartements surpeuplés.

Le HCSP considère que le valaciclovir ne présente pas un rapport bénéfice-risque favorable en prévention secondaire.

Pr Y. V. : Le rapport balaie d’un revers de main l’étude randomisée du Lancet. Mais ses auteurs sont pour la plupart des épidémiologistes, plutôt spécialisés dans le postnatal, non dans le dépistage prénatal. Les études que nous avons pu conduire (équipes françaises, israéliennes, anglaises) montrent que la prévention secondaire par le valaciclovir est efficace deux fois sur trois !

Et plus tôt on donne ce traitement, mieux il fonctionne, d’où l’intérêt de dépister les femmes dès le début de grossesse. En moyenne, l’efficacité est de 70 à 80 % quand on débute la prise de médicament à 12 semaines. Nous le faisons depuis huit ans dans notre service et le taux d’infection a chuté de plus de deux tiers.

Le HCSP soulève la question de la sécurité à long terme du valaciclovir.

Pr Y. V. : Il n’y a pas d’effet tératogène du valaciclovir aux doses auxquelles on l’utilise chez l’homme, considère le Centre de renseignements sur les agents tératogènes (Crat). Le seul effet tératogène apparaît à des doses dix fois supérieures chez le rat blanc.

L’effet toxique reconnu est la colique néphrétique avec insuffisance rénale aiguë par précipitation du médicament dans le rein, chez les femmes qui ne respectent pas un intervalle suffisant entre les prises. Cette insuffisance rénale régresse à l’arrêt du traitement.

De plus, de nouveaux médicaments vont arriver : une étude est en cours pour tester l’antiviral létermovir. On ne peut plus refuser un dépistage généralisé en invoquant l’absence de traitement.

Un dépistage généralisé doit s’accompagner de tests de dépistage et de diagnostic fiables et exacts, demande l’OMS. Le HCSP craint un nombre élevé de faux positifs…

Pr Y. V. : Le diagnostic par sérologie pour l’infection maternelle est fiable. Le diagnostic pour le fœtus passe par une amniocentèse. Le HCSP estime que ce ne serait pas fiable car à l’arrivée, il y aurait quand même des enfants infectés. C’est ne pas comprendre à ce qu’est un herpès virus, qui peut passer à travers le placenta de manière retardée. Oui, il y a 8 % des enfants chez qui du virus se retrouvera dans les urines et la salive malgré une amniocentèse négative : mais aucun n’aura le moindre souci car l’infection est tardive.

Quant aux faux positifs lors du dépistage, certes, il peut y avoir une infection maternelle suivie d’une amniocentèse négative : mais c’est un succès, lié à l’histoire naturelle ou à l’effet du traitement. Il faut rappeler que le virus ne passe qu’une fois sur trois ; et que le but de la prévention secondaire est de limiter la transmission.

Enfin, le HCSP estime qu’on ne sait pas apprécier le pronostic pour l’enfant. C’est le rôle des 53 centres pluridisciplinaires de diagnostic prénatal de conduire ces expertises. La seule chose qu’on ne sait pas prédire in utero est le risque d’hypoacousie. Quand il y a eu un traitement préventif poursuivi jusqu’à la naissance, il est de moins de 10 % et le plus souvent unilatéral.

Quelles sont aujourd’hui vos attentes ?

Pr Y. V. : Le PLFSS 2024 prévoit que l'État mette en place un dépistage systématique du CMV après avis de la Haute Autorité de santé. Elle n’est toujours pas saisie…

Nous préconisons une sérologie dans le premier trimestre de la grossesse le plus tôt possible, quand les femmes viennent pour le dépistage des 12 semaines. Si la femme a des IgG seuls, elle est immunisée et à faible risque. Si elle a des IgG et IgM, un test d’avidité permet de connaître l’âge des IgG, plus ou moins trois mois. Dans ce dernier cas il s’agit d’une infection périconceptionnelle ou du premier trimestre, à risque. On propose alors le valaciclovir, puis un diagnostic dès 17 semaines. Si l’amniocentèse est négative, on arrête le valaciclovir. Si elle est positive, alors c’est du ressort du centre pluridisciplinaire de diagnostic prénatal. Et si la femme ne souhaite pas poursuivre sa grossesse, eu égard au risque de séquelles, qui sommes-nous pour lui dire non ?

Les mesures d’hygiène à renforcer, non le dépistage, pour le HCSP

L’avis du Haut Conseil de la santé publique publié le 4 février maintient la recommandation formulée en 2018 de ne pas mettre en œuvre un dépistage systématique de l’infection à CMV chez les femmes enceintes, au motif qu’« il ne remplit pas actuellement les critères d’évaluation a priori » de l’indication d’un tel programme, selon l’OMS. Le HCSP considère que : l’infection n’est pas un problème de santé publique ; la promotion des mesures d’hygiène devrait faire l’objet de nouvelles campagnes d’information ; la généralisation du dépistage conduirait à un nombre élevé de faux positifs ; il n’a pas été identifié de traitement efficace et sûr ; les primo-infections maternelles ne seraient pas détectées à temps pour mettre en œuvre une prévention efficace ; l’acceptabilité par les femmes et couples est incertaine, tout comme sa soutenabilité financière. Le HCSP recommande de renforcer la promotion des mesures d’hygiène et la recherche sur la prévention de la primo-infection.


Source : lequotidiendumedecin.fr