LE QUOTIDIEN : De quand date l’épigénétique ? Comment vous y êtes-vous intéressée ?
EDITH HEARD : L’épigénétique n’était pas très connue quand j’ai commencé ma thèse sur le cancer à Londres. L’ère des gènes, des oncogènes, des gènes suppresseurs de tumeurs, de l’amplification des gènes dominait, ce qui a duré pendant plusieurs décennies. Des hypothèses dans les années 1980 avaient pourtant proposé l’épigénétique pour expliquer les cancers, mais ce fut très critiqué et très vite oublié. Puis en 2003, le séquençage complet du génome, qui promettait d’avoir accès à tout, n’a finalement pas tout élucidé. Et l’hypothèse épigénétique a refait surface.
Lors de ma thèse, quand je travaillais sur l’amplification génétique des cancers, je suis tombée par hasard sur la méthylation : nous n’arrivions pas à couper l’ADN avec certaines enzymes de restriction à cause de cette marque épigénétique. Pour éliminer la méthylation, nous avons utilisé l’agent chimique 5-Azacytidine (5-Aza) , qui inhibe l’enzyme méthylant l’ADN, la Dnmt1. C’est comme cela que j’ai rencontré l’épigénétique.
Au moment de mon postdoc au début des années 1990, j’ai voulu travailler sur le développement embryonnaire afin de mieux comprendre le rôle des processus épigénétiques. Alors que le génome ne change pas, pourquoi des gènes qui font basculer vers un destin cellulaire sont-ils exprimés ou non ? Et comment la mémoire de cette programmation est-elle conservée à chaque division cellulaire ? Pourquoi les cellules différenciées ne changent-elles pas leur identité ? C’est ainsi que j’ai enchaîné à l’Institut Pasteur dix ans de recherches sur l’inactivation de l’X et le gène qui déclenche ce processus. Ce gène appelé Xist (pour X-inactive specific transcript), que des équipes, y compris celle de Philip Avner où j’ai fait mon postdoc, ont découvert en 1991, produit un ARN non codant de grande taille qui inactive le chromosome X. Après plusieurs années de recherche sur la régulation de Xist à l’Institut Pasteur, en 2000 je suis partie aux États-Unis dans le laboratoire de David Spector au Cold Spring Harbor laboratory. Je voulais apprendre des techniques d’imagerie pour mieux comprendre le comportement de cet ARN non codant et les changements qu’il déclenche, et c’est ainsi que j’ai découvert l’enrichissement de certaines modifications épigénétiques au niveau de la chromatine. Un an après, je suis retournée en France pour monter mon équipe avec un financement Atip du CNRS à l’Institut Curie.
La renaissance de l’épigénétique a eu lieu dans les années 1980-1990
Comment définir l’épigénétique ?
La définition de l’épigénétique est assez floue puisqu’il en existe plusieurs ! Le mot a été inventé en 1942 par le scientifique et philosophe britannique Conrad Waddington qui a fusionné les concepts d’épigenèse et de génétique. La théorie de l’épigenèse formulée par Aristote défend qu’à partir de l’œuf fécondé, la simplicité évolue vers la complexité d’un organisme entier. Cette hypothèse, aujourd’hui largement vérifiée, a longtemps été en opposition avec la préformation soutenant que l’être était déjà créé en miniature dans les spermatozoïdes. Waddington a voulu faire le lien entre l’activité différentielle des gènes et le déroulement du développement. Mais malgré les avancées des biologistes du développement, l’épigénétique n’était pas très à la mode.
La renaissance de l’épigénétique a eu lieu dans les années 1980-1990 avec la découverte du rôle éventuel de la méthylation de l’ADN en culture cellulaire. Le Britannique Robin Holliday et l’Américain Art Riggs ont, chacun de leur côté, proposé que cette modification chimique de l’ADN contrôle l’expression d’un gène et que cet état méthylé soit répliqué à chaque division cellulaire. Ainsi la définition de l’épigénétique est devenue l’analyse des changements dans l’activité des gènes, n’impliquant pas de modification de la séquence d’ADN et pouvant être transmis lors des divisions cellulaires. À partir d’un seul génome, il existe ainsi plusieurs épigénomes.
La définition a encore évolué avec la découverte qu’un stress environnemental peut conduire à des modifications dans l’expression des gènes, sans affecter leur séquence. Et pour le grand public, l’épigénétique, c’est tout simplement comment l’environnement influence nos gènes. Et ce avec une question qui fascine : est-il possible de transmettre des marques épigénétiques à sa descendance ? Le débat est ouvert mais chez l’humain c’est peu probable. Chez les mammifères, quasiment toutes les modifications épigénétiques sont effacées à chaque génération.
En quoi l’épigénétique est-elle une révolution ?
Le terme de renaissance est plus approprié. Le séquençage du génome humain puis celui des épigénomes dans des tumeurs ont révélé que la machinerie épigénétique est sans doute impliquée dans le processus cancéreux !
Par ailleurs, il est devenu possible d’imaginer soigner avec les facteurs épigénétiques car la méthylation de l’ADN peut être reversée via des médicaments telles que la 5-Aza, la décitabine. C’est le cas par exemple dans les dysplasies myéloïdes : la décitabine ralentit l’évolution vers la leucémie et les patients peuvent gagner plusieurs années de vie. Les thérapies épigénétiques sont plus difficiles à mettre en œuvre dans les tumeurs solides, mais des pistes s’ouvrent avec la combinaison de l’immunothérapie à des épimédicaments pour ralentir la progression tumorale.
Quelles implications de l’inactivation de l’X en médecine ?
L’inactivation de l’X est un processus épigénétique par excellence ! Si l’un des chromosomes X n’est pas inactivé dans un embryon femelle, c’est létal très tôt. Mais, alors que l’X compte 1 000 gènes, certains peuvent échapper à l’inactivation. La double dose d’expression peut avoir des effets bénéfiques ou délétères. Bénéfiques quand s’il s’agit de gènes suppresseurs de tumeur, car les femmes restent protégées en cas de mutation de l’une des copies. C’est une explication possible au fait que le cancer est beaucoup plus fréquent chez les hommes que chez les femmes. Négatifs car certains gènes qui échappent peuvent déclencher des maladies auto-immunes, plus fréquentes chez les femmes. Le lupus touche dans 90 % des cas des femmes et le gène TLR7, qui en est responsable et qui est impliqué dans l’immunité innée, est situé sur le chromosome X.
Les recherches actuelles visent à comprendre pourquoi l’échappement à l’inactivation survient, parfois très tôt, parfois très tard. C’est une piste pour protéger les femmes et le fœtus.
Beaucoup de maladies, cardiovasculaires, métaboliques ou encore neurologiques, sont très biaisées selon le sexe. L’hypothèse prédominante repose sur les hormones dont l’impact est énorme. Mais il n’y a peut-être pas que ça et l’X inactif pourrait jouer un rôle dans certains cas.
Vous êtes à la tête du Laboratoire européen de biologie moléculaire (EMBL). Que cela signifie-t-il pour vous ?
La notion de recherche sans frontières est très importante pour moi. Faire de la recherche est passionnant et c’est partagé dans le monde entier. Tous les scientifiques sont motivés par la découverte et parlent le même langage. Nous sommes faits de la même façon, nous avons en commun les mêmes processus de compréhension.
En tant que directrice générale de l’EMBL, il faut faire travailler ensemble les scientifiques de 29 pays, les faire collaborer pour l’enseignement, la publication, les données ouvertes.
Quelles sont les découvertes qui vous ont le plus enthousiasmée ?
Il y a eu deux moments forts où je me suis dit « Eurêka ». À l’institut Curie en 2002, avec Ikuhiro Okamoto, alors postdoc, nous avons observé que l’X inactivé au stade 4 cellules se réactive quelques divisions plus tard au stade 100 cellules. Cette reprogrammation de l’X inactif, totalement inattendue, a été décrite bien avant de connaître les travaux sur les cellules iPS de Yamanaka (prix Nobel 2012, NDLR).
Le deuxième moment en 2012 à Curie concerne les domaines topographiques de l’organisation de la chromatine, les TAD (pour topologically associated domains). Nous avons découvert des domaines d’interaction jamais décrits auparavant. J’ai soudainement compris une pièce manquante pour Xist, à savoir que la région régulatrice identifiée jusqu’alors n’était pas assez longue : il n’y en avait pas une mais deux, éloignées l’une de l’autre.
Quels freins ont pesé sur votre carrière ?
La recherche demande beaucoup d’investissement et de passion. C’est un métier dur où il faut faire preuve de résilience et de patience. Il m’a fallu du temps pour croire en mes idées et accepter que cela ne se passe pas toujours comme prévu.
Jeune femme, j’ai été très soutenue, cela a toujours été facile, j’ai pu avoir mes deux enfants et être à temps plein. Je suis très reconnaissante au CNRS de m’avoir permis de faire carrière. Mais je réalise depuis quelques années que le plafond de verre est réel pour les femmes. Une femme subit des critiques qui n’existent pas pour un homme. En acceptant ce poste, j’ai montré qu’une femme peut le faire, les choses s’améliorent.
Vous avez hésité à faire médecine, pourquoi ? Comment la voyez-vous à l’avenir ?
Ma mère était infirmière en anesthésie et quelqu’un de très généreux. On accueillait chez nous des gens qui venaient se faire soigner à Londres et donc j’étais entourée par la maladie. L’influence de mon père ingénieur l’a emporté et j’ai choisi la physique, mais avant de me rediriger vers la biologie, j’ai hésité avec la médecine. Cela me semblait dur de tout recommencer et la recherche correspondait bien à mon esprit analytique.
Je commence à croire à la médecine de précision personnalisée, il y a tellement d’outils à disposition. J’ai l’espoir qu’en comprenant les gènes de l’X, il soit possible de soigner les femmes de façon spécifique. La médecine est encore très masculine, les médicaments sont testés chez des hommes. Comprendre les bases des maladies chez les femmes devrait permettre de mieux les soigner et de passer à une médecine féminine.
Repères
1990
Thèse de biologie sur le cancer à l’Imperial Cancer Research Fund (Londres)
1990
Postdoctorat à l’Institut Pasteur
2008
Médaille d’argent du CNRS
2012
Professeure au Collège de France
2017
Grand prix Inserm
2019
Directrice générale de l’EMBL
2024
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