Tribune – L’excipient n’est pas la problématique du Lévothyrox

Publié le 12/09/2017
levothyrox

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Crédit photo : S. Toubon

Longtemps le rôle de la thyroïde est demeuré inconnu. L’analogie des conséquences des thyroïdectomies pour goitre qui se généralisaient vers la fin du XIXe siècle, et du tableau des cachexies myxœdèmateuses a permis de comprendre l’utilité de la glande, bien avant la reconnaissance des hormones thyroïdiennes. En 1891 aux Pays de Galles, Murray a proposé un traitement du myxœdème par l’injection hypodermique d’extrait de thyroïde de mouton. L’opothérapie par administration orale d’extrait thyroïdien a constitué l’une des plus belles acquisitions de la thérapeutique, utilisée jusque vers les années 1970, et adaptée sur des bases empiriques : « Vous majorez progressivement l’apport jusqu’au moment où vous noterez des signes d’intolérance » disaient les prescripteurs. L’apparition vers cette période des dosages de l’iode hormonal, puis des dosages des hormones thyroïdiennes et de la TSH (thyroid stimulating hormone) hypophysaire, a fait prendre conscience de l’activité variable des lots d’extraits thyroïdiens, constitués de broyats de thyroïde ovine.

Pour une meilleure substitution hormonale, on a constitué plus spécifiquement des protéines de la thyroïde enrichies en iode, puis l’association de LT4 (lévothyroxine 100 µg) + LT3 (20 µg) pour mimer la sécrétion de la thyroïde qui assure 100 % de la production de T4 et 20 % de celle de T3. Sous ce mélange, la moins grande stabilité plasmatique des concentrations de la T3 circulante, l’activité incisive de la T3 sur les récepteurs cardiaques notamment, a fini par généraliser la prescription de l’hormonothérapie sous forme de lévothyroxine seule (la disponibilité en T3 est assurée à partir de la T4, par perte d’un atome d’iode au niveau du foie, du rein, du muscle, du cerveau).

« La plus efficace des thérapeutiques »

La correction de l’hypothyroïdie par la lévothyroxine est donnée comme « la plus idéale des thérapeutiques » : sûre, efficace, commode (une prise par jour), peu onéreuse, tolérante (l’oubli durant quelques jours n’a pas de conséquence immédiate). La posologie est finement ajustable, assise sur le dosage de la TSH, largement disponible, reflet sensible des besoins hormonaux (valeurs usuelles des populations témoins = 0,3 - 4 mU/L, valeur médiane proche de 1,5). Grâce à ce traitement est assurée l’excellente correction des inconforts, des risques métaboliques et vasculaires qui s’observaient à tout âge et dans tous les sexes, mais particulièrement au-delà de la ménopause. Depuis la mise en place du dépistage de l’hypothyroïdie congénitale (qui concerne 1/3 200 nouveau-nés) le traitement précoce par la lévothyroxine a permis l’éradication des nanismes et arriérations mentales qui s’observaient en raison du déficit hormonal (il a été montré que les résultats au baccalauréat des enfants dépistés et traités sont analogues à ceux du reste de la population).

Le feuilleton de l'été

Coup de tonnerre dans un ciel serein, voici qu’est remise en question la fiabilité de la lévothyroxine dans sa nouvelle forme de commercialisation. En véritable feuilleton de l’été, patients et thérapeutes sont interpellés sur le grand oublié : l’excipient ! La suppression du lactose dans l’enrobage apparaissait naturellement susceptible de renforcer la stabilité du principe actif, d’éviter les interrogations en cas des rares intolérances spécifiques au lactose (sources de troubles digestifs).

En d’autres temps, cette modification dans la préparation des comprimés n’eût même pas été mentionnée par le fabricant. Principe de précaution oblige, l’événement a suscité une réflexion des autorités, indiquant la nécessité de surveiller et de réévaluer particulièrement cardiaques, femmes enceintes, enfants, vieux, sujets suivis pour cancer thyroïdien… (« mais alors pourquoi pas moi ? »). Principe de précaution oblige, les pharmaciens ont répercuté l’information lors de la délivrance des nouvelles présentations. Naturellement tout embarras digestif estival, tout épisode migraineux, toute perte de cheveux, toute insomnie, toute fatigue à proximité de la reprise de l’activité professionnelle… a suscité interrogations, méfiances, contrôles vis-à-vis de ce nouveau coupable : l’excipient.

Si le taux de TSH n’est pas perturbé (« le dosage est-il fiable ? »), c’est que probablement le remplacement du lactose par le mannitol et le citrate est la source de l’intolérance : l’excipent, vous dis-je. Les victimes de la thyroïde ont eu leur Tchernobyl ; maintenant les patients substitués détiennent dans le changement d’excipient la source de tous leurs maux. On frémit d’entendre rapporter comme événements indésirables graves de la médication, des problèmes de santé qui nécessairement surviennent chez les 2,9 millions de sujets soumis à la médication.

En médecine, corrélation n’est pas raison. Qui comptabilisera les interruptions de traitement, les demandes de formes en gouttes à usage pédiatrique (à risque d’en supprimer la disponibilité), le coût des consultations, des contrôles biologiques, des arrêts de travail… liés à ce non-événement ? Tempête dans un verre d’eau. L’immense majorité des sujets soumis à la médication ont tenu bon, ou ont demandé simplement à être rassurés. La communication du laboratoire, des sociétés savantes, de certaines des associations de patients a été rapidement exemplaire. Tout ceci aura fait florès, sera vite oublié, et les dépenses superflues seront comme toujours passées sous silence.

Comprendre l'explosion des prescriptions 

Si des problématiques existent concernant la prescription de la lévothyroxine, scientifiquement elles sont d’une tout autre nature : comment comprendre l’explosion des prescriptions passées en 15 ans de 400 000 à près de 3 millions aujourd’hui. Certes des modalités thérapeutiques ont été modifiées dans le traitement chirurgical, radio-isotopique, médical des goitres, des maladies de Basedow, qui justifient plus largement l’hormonothérapie thyroïdienne. Mais on doit s’interroger ici sur le nombre de thyroïdectomies abusives pour goitre asymptomatique (10 % de la population adulte), sur la reconnaissance et la prise en charge excessive de microcancers occultes, sur les traitements hormonaux indûment induits pour des accroissements discrets de la TSH simplement liées à la surcharge pondérale (qui ne sont nullement l’expression d’une carence hormonale) ou à l’âge (le taux de la TSH s’accroît physiologiquement jusqu’à 7 à 70 ans, excède 10 chez des centenaires), ou de traitements donnés du seul fait de la présence de titres accrus d’anticorps antithyroïdiens (10 à 20 % des femmes, 3 à 5 % des hommes adultes).

Il faut considérer aussi l’excès de surveillance, de modifications des doses thérapeutiques des patients soumis à l’hormonothérapie dans la vaine espérance d’obtenir un taux fixe de la TSH, paramètre par nature éminemment variable. Le taux de la TSH est fortement corrélé à la T4 circulante, mais constitue au sens propre un reflet des besoins de l’hypophyse, qui possède un niveau de régulation différent de celui du reste de l’organisme. L’utilisation de lévothyroxine seule dans la substitution hormonale induit, en comparaison des populations témoins, un excès relatif de T4, un déficit en T3 qui contribue possiblement à l’inconfort que soulignent certains patients, même si leur taux de TSH est normal.

La communauté thyroïdologique appelle de ses vœux la mise au point de comprimés de T4, supplémentée par une petite dose de T3 à libération prolongée, sans que l’on en sache encore la proportion optimale, et si celle-ci doit être standard ou modulée selon les individus. La lévothyroxine n’est probablement pas l’avenir de l’hormonothérapie thyroïdienne. Dans l’immédiat une meilleure réflexion sur les indications réelles de la lévothyroxine, une parcimonie plus grande des surveillances apparaît de plus d’importance qu’un égarement vers la nature de l’excipient.

Jean-Louis Wémeau, Professeur émérite d’endocrinologie, Université de Lille 2, membre correspondant de l’Académie Nationale de Médecine


Source : lequotidiendumedecin.fr