Par le Pr JEAN-LOUIS WEMEAU*
QUATRE-VINGT DIX pour cent des hypofonctionnements thyroïdiens actuellement repérés sont "infracliniques". Dans ces situations, et par définition, les concentrations des hormones thyroïdiennes (T4 et T3) sont normales. Seule l'augmentation isolée de la TSH, supérieure à 4 mU/L (et jusqu’à 12 ou 20 mU/L) traduit l'insuffisance de production de la thyroïde. L’antéhypophyse est en effet exquisément sensible au rétrocontrôle par les hormones thyroïdiennes : une diminution de moitié de la T4 circulante multiplie par un facteur 100 le taux de la TSH. Un tout petit déplacement vers le bas de l’imprégnation par les hormones thyroïdiennes ne modifie pas sensiblement leurs concentrations qui restent dans les limites des valeurs usuelles du dosage. Mais cette diminution relative est déjà démasquée par l’augmentation de la TSH.
Dans ces circonstances, les constatations effectuées chez les individus ne sont pas telles qu’on puisse retenir cliniquement l’évidence d’une hypothyroïdie. Ceci n’exclut pas cependant que certaines manifestations alléguées – celles qui justement ont conduit à la mesure de la TSH – ne sont pas imputables au petit défaut d’imprégnation hormonale. Il en est ainsi d’un état de fatigue, d’une sécheresse de la peau, d’une raréfaction de la chevelure, de crampes, de troubles des règles, d’une infertilité par dysovulation, de modifications de l’humeur ou du comportement, d’une hypercholestérolémie… Bien sûr, ces signes s’observent dans l’hypothyroïdie. Mais ils sont loin d’en être spécifiques. Et l’augmentation isolée de la TSH en fournit-elle authentiquement l’explication ?
La tentation est forte de traiter et d’observer. L’hormone thyroïdienne est un composé naturel, d’action douce, peu onéreux, aisément quantifiable et ajustable. On l’a partout louée comme « la thérapeutique idéale ». De fait, les études interventionnelles ont montré que l’introduction de l’hormonothérapie thyroïdienne et la normalisation de la TSH améliorent le confort de vie des patients. Mais il s’avère que l’introduction d’un placebo obtient les mêmes résultats. C’est seulement pour les individus dont la TSH excède 10 mU/L qu’avec certitude s’affirme la supériorité de l’hormone sur le placebo.
Alors faut-il traiter seulement si la TSH excède 10 mU/L ? L’affaire est loin d’être aussi simple. Subtilement, la petite carence hormonale ne modifie-t-elle pas les paramètres du bilan lipidique vers un profil exposant à l’athérome ? L’efficience cardiaque est-elle authentiquement la même ? Qu’en est-il des paramètres évaluant l’humeur, l’intellect, la qualité et même l’espérance de vie ?
Les données disponibles.
Une somme considérable de travaux s’attache à évaluer ces données. Elles peinent à démontrer des différences entre populations témoins et celles en hypothyroïdie subclinique. Ainsi, dans la Colorado Study, asthénie, sécheresse de peau, constipation étaient présents chez 13 % des sujets à TSH isolément accrue, et 12 % des témoins ; la cholestérolémie moyenne était de 2, 23 g/L dans le premier groupe, 2,16 dans le second. À Rotterdam ont été suivies, durant 5 ans, 1 149 femmes âgées de plus de 55 ans : un accroissement du risque relatif d’artériosclérose aortique (1,7) et d’infarctus du myocarde (2,3) a été observé dans la frange des 10 % de la population en situation d’hypothyroïdie infraclinique. Mais d’autres études ne font pas état d’augmentation du risque coronarien.
Une métaanalyse portant sur 10 études prospectives conclut à un risque relatif de 1,2 pour l’atteinte coronarienne, 1,18 pour la mortalité cardiovasculaire et 1,12 pour la mortalité globale. Dans une métaanalyse plus complète de l’hypothyroïdie infraclinique portant sur 15 études, le risque vasculaire et de mortalité n’apparaît que chez les sujets de plus de 65 ans… Les évaluations concernant le déclin cognitif, le degré d’insulinorésistance, les fonctions d’hémostase soulèvent les mêmes ambiguïtés. Le bénéfice de l’apport hormonal est encore imparfaitement évalué, sauf à court terme sur les paramètres électrophysiologiques évaluant la fonction myocardique.
Le débat est d’importance, car il concerne une population considérable, et pour l’instant non dépistée. La prévalence de l’hypothyroïdie infraclinique a été estimée entre 2,5 et 14 % de la population, ce qui est fonction de l'âge des sujets étudiés, des critères retenus pour le diagnostic. La prévalence est accrue dans le sexe féminin, augmente avec l'âge, atteignait 16 % des femmes de plus de 60 ans dans la Wickham Survey en Grande-Bretagne.
Les augmentations isolées de TSH conduisent-elles inéluctablement vers les hypothyroïdies plus franches, d’expression traditionnelle avec baisse de la concentration de T4 ? Certaines sont régressives, d’autres très longtemps stables. Le risque d’aggravation apparaît plus élevé dans le sexe féminin, lorsque le taux de TSH approche 10 mU/L, et aussi en présence d'anticorps antithyroïdiens circulants : ce risque de conversion était de 2,1 % en présence d’anticorps sans anomalie de TSH, de 2,6 % si la TSH était élevée isolément, de 4,3 % si la TSH était élevée en présence d’anticorps, lors de l'enquête de la Wickham Survey.
En pratique.
En pratique, la constatation d’une valeur isolément accrue de TSH (entre 4 et 15 mU/L) ne constitue pas une urgence. Il est opportun de répéter ce dosage après quelques semaines pour s’assurer de la permanence du désordre. S’il persiste, un minimum d’enquête étiologique est à réaliser : état de la loge thyroïdienne, recherche de facteurs iatrogènes (antécédents chirurgicaux, radiothérapiques, traitement par lithium, amiodarone, interféron, pommade à la résorcine, préparations alimentaires iodées…), caractérisation d’une thyroïdite subaiguë, ou silencieuse dans le postpartum, ou auto-immune : forme hypertrophique de Hashimoto, forme atrophique notamment à distance des accouchements et après la ménopause qu’étaye la présence d’anticorps antithyroperoxydase, et seulement en cas de négativité celle d’anticorps antithyroglobuline ou l’aspect globalement hypoéchogène de la glande. Se méfier du piège que constitue la surcharge pondérale qui peut à elle seule majorer discrètement le taux de TSH.
Des recommandations pour la prise en charge des hypothyroïdies frustes ont été formulées par la Haute Autorité de santé (HAS). On en donnera ici une présentation synthétique et mémorisable qui souligne l’opportunité de traiter lorsque la TSH excède 10 mU/L, mais aussi en cas de grossesse, d'infertilité, de goitre, d'hypercholestérolémie. Le bénéfice de l'apport hormonal est moins certain dans les autres circonstances. Il est souvent recommandé en cas d'anticorps antithyroïdiens lorsque la TSH tend à s’accroître, pour prévenir l'aggravation, en prévenant bien les sujets que le traitement est surtout donné à titre préventif. Tout surdosage thérapeutique doit être évité, puisqu’en ces circonstances il constitue le seul risque de l’hormonothérapie thyroïdienne.
* Clinique Endocrinologique Marc Linquette, hôpital Claude Huriez, CHU de Lille.
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