LE QUOTIDIEN : Quel constat vous a conduit à mettre en place une téléconsultation dédiée au protoxyde d’azote ?
Dr CHRISTOPHE RIOU : Le protoxyde d’azote est un sujet émergent et préoccupant en neurologie. En 2007, lors du premier rapport conjoint des centres antipoison et d’addictologie, les cas cliniques étaient encore rares avec peu de complications graves. Aujourd’hui, l’usage du protoxyde d’azote (N2O) s’est largement diffusé dans la population générale et le nombre de cas cliniques a été multiplié par 10. Nous recevons de plus en plus en hospitalisation des patients pour des neuropathies et des scléroses combinées de la moelle dues à l’inhalation de protoxyde d’azote et il ne s’agit là que de la partie émergée de l’iceberg.
Nous avons créé une téléconsultation car nous voulons avant tout repérer les consommateurs plus tôt, avant qu’ils ne souffrent de troubles neurologiques fonctionnels importants. Nous avons en effet constaté que ces patients consultent très tardivement. Or il existe des premiers signes qui doivent faire (télé) consulter. Nous avons déjà reçu quelques appels, soit de patients, soit de leurs familles. Nous essayons de procéder à une première évaluation et de les pousser à consulter.
Le protoxyde d’azote n’était, à l’origine, pas considéré comme un produit addictif. Qu’en est-il aujourd’hui ?
D’un point de vue pharmacologique, il n’y a pas de craving très net, mais l’addiction ne se résume pas à cela ! Il y a 11 critères addictifs dans le DSM V, et des majeurs sont retrouvés pour le protoxyde d’azote : consommation compulsive, tolérance, poursuite malgré les risques, utilisation en situation à risque et continue, conséquences sociales/légales.
Malgré l’interdiction de vente aux mineurs, le public est resté jeune, 22 ans en moyenne, avec une population mineure davantage féminine. L’offre s’est adaptée : on est passé des petites capsules des siphons à Chantilly à des bouteilles de 650 g puis 2 kg, avec un marketing décomplexé orienté vers l’usage détourné qui a pignon sur rue. Cette augmentation de volume est un signe indéniable de tolérance. Des sites proposent même du protoxyde d’azote aromatisé.
La progression des symptômes se résume par l’acronyme PIF : picotements, instabilité, faiblesse
Quelles sont les conséquences neurologiques de l’inhalation de protoxyde d’azote ?
Le protoxyde fait en deux ans les mêmes dégâts neurologiques que l’alcool en dix ans, voire plus. Le protoxyde a deux actions : l’une psychoactive recherchée par les amateurs et une autre toxique par destruction de la vitamine B12.
La conséquence est une démyélinisation qui touche en premier les neurones les plus longs, c’est-à-dire ceux des membres inférieurs. Cela touche au départ les neurones sensitifs, proprioceptifs puis moteurs. La progression des symptômes se résume par l’acronyme PIF : picotements, instabilité, faiblesse. L’atteinte neurale est en fait globale et nous constatons un déclin cognitif associé. Les tableaux classiques sont une polyneuropathie ou une sclérose combinée de la moelle. Mais il existe aussi des atteintes hématologiques et un risque thromboembolique.
L’atteinte médullaire semble arriver secondairement, lorsque la consommation de N2O est chronique depuis plus de six mois. Nous identifions deux tendances : la consommation dépressive cachée à raison d’une bouteille par soir ou la maxi- festive faite de quatre à cinq bombonnes les vendredis et samedis.
Les consommateurs d’héroïne et de protoxyde ont des profils différents. Chez les héroïnomanes, la démarche cognitive de survie, de planification vers le produit est persistante : le cerveau bouillonne. À l’inverse, ceux consommant du protoxyde sont progressivement apathiques et indifférents. Les causes de ce déclin cognitif font l’objet d’un débat entre ceux qui l’attribuent à un trouble psychiatrique et ceux qui, comme moi, y voient un neurotrouble.
Quant aux mécanismes d’action, plusieurs équipes ont mené des études sur le sujet (1 et 2) mais ce n’est pas encore très clair. Certains considèrent le protoxyde d’azote comme un agoniste opioïde partiel, d’autres rapportent un effet antagoniste des récepteurs NMDA, induisant une désinhibition de la dopamine.
Existe-t-il des marqueurs biologiques du risque neurologique ?
Il n’existe pas de test diagnostique certain d’intoxication au protoxyde d’azote. Il ne faut pas se fier au dosage de la B12 car l’hypovitaminose n’est pas systématique. En revanche l’accumulation dans le sang d’homocystéine et d’acide méthylmalonique (normalement consommé dans la voie enzymatique dépendante de la B12) pourrait être intéressante. Dans une série de 326 patients (3), des neurologues avaient observé que des taux d’homocystéine très élevés étaient associés à un risque accru d’évènements veineux et artériels.
L’examen clinique est également important : les paresthésies, l’ataxie, la perte de force motrice et les troubles vésicosphinctériens sont des signes évocateurs. Un électromyogramme peut par ailleurs révéler une polyneuropathie sensitivomotrice. Retenez cependant que, dans les publications, 30 % des IRM et des électromyogrammes sont normaux malgré les symptômes cliniques.
Quelle prise en charge proposer ? Existe-t-il des traitements de substitution ?
La prise en charge implique addictologues, neurologues et rééducateurs. Elle n’est pas facile car certains usagers sont compliants aux soins et d’autres beaucoup moins, notamment ceux ayant une pathologie psychiatrique émergente.
Sur le plan pratique, les patients pourraient être classés en trois zones de risque. En zone verte, se trouvent ceux qui consomment de temps en temps, une fois par mois en soirée ; ils sont asymptomatiques et dans la contemplation. En zone orange, il y a ceux qui consomment régulièrement pour se détendre et qui rapportent des symptômes transitoires comme des picotements dans les mains ; ce sont ceux-là les plus importants à détecter car une prise en charge précoce permet d’éviter la zone rouge. Cette dernière correspond à ceux qui ont une consommation majeure avec des signes cliniques installés.
Dans le service de liaison en addictologie, plusieurs jeunes adultes « rouges » présentent des complications graves telles que des scléroses combinées de la moelle, des polynévrites voire un accident vasculaire cérébral comme chez un jeune de 20 ans qui cumulait les facteurs de risque (obésité, tabac et protoxyde d’azote).
Pour les patients les plus sévèrement atteints, il faut un arrêt immédiat, total et prolongé de la consommation. Contrairement aux croyances qui circulent sur Internet, l’automédication par supplémentation de B12 ne prévient pas les complications si elle ne s’accompagne pas d’un arrêt de la consommation. La littérature rapporte quatre cas de sclérose de la moelle chez des patients supplémentés qui poursuivaient leur consommation.
Il n’existe pas de traitement de substitution spécifique, mais une prise en charge médicale reste possible. Je propose des neuroleptiques, de l’hydroxyzine pour les petits consommateurs, mais aussi des inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine pour traiter la dépression sous-jacente. L’exploration des antécédents est aussi importante. J’ai mis six mois à savoir qu’un patient prenait du méthylphénidate quand il était plus jeune. Sa consommation est le fait d’un TDAH négligé.
Des messages de prévention peuvent aussi réduire les risques d’accident : ne pas inhaler directement à partir de la capsule, ne pas consommer debout, respirer entre les inhalations, ne pas inhaler avant de conduire, ne pas consommer d’autres substances psychoactives, être prêt à appeler les secours en cas d’urgence et connaître les spécialistes à consulter en cas de signes neurologiques.
Pour l’instant, on ne sait pas trop si les symptômes cognitifs sont réversibles, cela reste un domaine émergent. L’existence de lésions réversibles du splénium (Resles), possiblement toxico-induites nous inquiète fortement et il pourrait y avoir aussi des lésions infracliniques persistantes, analogues à celles des victimes de traumatismes crâniens, avec des effets à long terme encore inconnus. Les troubles cognitifs séquellaires sont mal décrits, du fait de la difficulté de suivre les consommateurs sur un temps long.
Quels conseils de repérage donner aux généralistes ?
Quand vous croisez un jeune défavorisé en inquiétude professionnelle, ou tout autre terrain un peu anxieux avec des co-addictions, il faut poser la question de la consommation de protoxyde. De même, un trouble neurologique chez un jeune doit vous faire poser des questions. Un déclin neurocognitif ou affectif, une espèce d’indifférence et de passivité doit alerter.
De manière plus générale, picotements, instabilité, faiblesse des membres chez un consommateur de protoxyde d’azote doit faire classer le patient en zone orange, son stock intraneuronal de B12 est forcément bas !
Repères
2017
Premières publications sur les tendances de consommation détournée du protoxyde d'azote
2019
Rapports des autorités sanitaires (ANSM, Anses) sur le détournement d'usage du protoxyde d'azote
2020
Boom des intoxications avec 134 cas rapportés aux centres antipoison contre 46 en 2019 et 254 signalements auprès des centres d'addictovigilance contre 47 en 2019
Juin 2021
Adoption d'une loi de prévention des usages dangereux du protoxyde d'azote, interdisant la vente aux mineurs
Novembre 2024
Création de la première téléconsultation consacrée au protoxyde d’azote aux Hospices civils de Lyon
(1) M. Gillman, International Journal of Neuroscience, mai 1994(76):5-12
(2) T. Brunt et al., International Journal of Molecular Sciences, novembre 2022.
DOI : 10.3390/ijms232314747
(3) M. Caris et al., Journal of Thrombosis and Haemostasis, février 2023. DOI: 10.1016/j.jtha.2022.10.002
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