Vous avez publié un témoignage qui a fait beaucoup de bruit dans le journal Libération du 18 décembre 2018. Quelles en ont été les conséquences ?
Ce qui a frappé les esprits, c'est que cela se passe dans les grands hôpitaux de Paris. En tant que membre de la CME depuis sept ans, je me suis déjà exprimée à plusieurs reprises sur ce sujet pour faire part de nos difficultés de terrain. D'autres collègues du MDHP ont aussi eu l'occasion de le dire à la ministre de la Santé, mais il nous semble aujourd’hui que la gravité de la situation n'est pas perçue ou comprise par nos tutelles.
Qu'est-ce qui vous a incitée à finalement prendre la parole dans les médias ?
La récurrence des situations de manque de personnels soignants (infirmières, aides soignants, agents hospitaliers) et du manque chronique de lit qui nous amène tous les jours ou presque depuis des mois à chercher des soignants et des mots pour pouvoir bien prendre en charge les patients. Travailler dans des conditions de sécurité et de qualité satisfaisantes devient de plus en plus difficile, douloureux. Nos infirmières sont au bout du bout du rouleau et ont la boule au ventre quand elles arrivent à l'hôpital. Elles ne savent pas si elles vont pouvoir être remplacées après leurs 8 heures de travail et restent parfois, souvent maintenant 16 heures d'affilée où se retrouvent avec le double de patients à prendre en charge car un ou une collègue est absent, en congé maternité non remplacé ou en arrêt maladie après des heures et des heures supplémentaires qui font que leur dos, moral, craquent… Et pourtant nous avons interpellé notre direction depuis des mois. Ce ras-le-bol pourrait tout à fait s'inscrire dans le débat national.
Vous pressentez une crise des gilets jaunes à l'hôpital ?
En fait, les personnels de santé sont dans une alternative contradictoire : pour eux, la grève ne sert à rien car ils sont de toute façon au travail et cela ne se voit pas. Et puis ils ne croient parfois plus à l'avenir et à des remèdes miracles, tout en étant profondément attachés à notre système. C'est pourquoi il est encore temps de faire quelque chose pour eux. Ici je ne parle même pas des salaires de misère : qui voudrait travailler pour 1 200 ou 1 600 euros seulement avec un week-end sur deux à l'hôpital, voire trois week-ends de suite quand il manque du monde ? Les économies faites à l'hôpital pour garder un équilibre financier se font aux dépens des personnels car c'est le premier budget de l'hôpital. Et là ou le système est fou, c'est que pour pouvoir rapporter de l'argent à l'hôpital on doit faire plus d'activité, travailler plus avec de moins en moins de moyens ! Cela devient insupportable pour les soignants qui finissent épuisés et par perdre le sens de ce qu'ils font…
D'autant que soigner est un métier difficile : on est confronté à la maladie, à la souffrance des patients et des proches, à la mort. Enfin, les conditions de travail sont aussi difficiles pour les soignants car ils ont de faibles salaires ce qui les oblige à habiter loin de leur lieu de travail, à 100 ou 150 km de Paris.
Le logement est donc également un problème pour ces personnels de santé ?
Tout à fait. Du côté des médecins, nous pouvons vivre décemment et nous loger à Paris. Ce qui n'est pas le cas des personnels soignants. Les plus jeunes vivent en colocation à Paris. Pour ceux qui ont des familles, ils sont dans l'obligation d'habiter très loin de Paris. Par exemple, une de mes infirmières de nuit habite à Chartres. Ils n'ont pas assez souvent accès à des logements sociaux parisiens alors qu'il existe pour l'AP-HP. Or Quand on se désespère sur la faible attractivité du travail dans nos hôpitaux, il est évidemment que la possibilité d'être logé sur paris arrangerait grandement les choses.
Dans le détail, quels problèmes avez-vous identifiés dans vos services ?
Nous avons une réelle crise des vocations. Sur notre pôle neuro, il nous manque 8 infirmières, mais aucune ne candidate. Dans notre service de pédopsy, ils sont dans une situation critique de manque de moyens qui perdure depuis des années. Conséquence, 247 enfants vivant une souffrance psychique majeure (David Cohen, chef de service de pédopsy) ont été refusés en quelques mois.
Il manque des lits partout, les urgences débordent, on a des réunions de crise plusieurs fois par semaine et situation d'épidémie. On manque de personnel et on mutualise les soignants, c’est-à-dire qu'on décide qu'une infirmière de neurologie par exemple peut aller dans un service de psychiatrie ou vice versa… C'est insoutenable car la qualité des soins ne peut être assurée de la même manière que s'il s'agit d'une infirmière ou aide soignant forme à la pathologie en question et habitué au service. Quand un problème médical aigu de pose pour un patient il est facile de comprendre que la prise en charge sera beaucoup efficace et plus sûre avec un personnel adapté.
Le care à l'hôpital est-il en train de disparaître ?
J'espère que non, mais il est en danger. Je vous conte une anecdote révélatrice des mesures absurdes d'économies : à un moment donné, on nous a demandé de ne prendre que deux gants jetables pour faire une toilette entière d'un patient. Heureusement l'absurdité de cette recommandation a été rejetée par les soignants !
Nous ne pouvons pas continuer à dégrader les soins des patients. Quand il y a des ordres absurdes, il faudrait pouvoir désobéir, et même au plus haut niveau. Les soignants épuisés ne peuvent pas être bien traitants. Je m'occupe de la coordination éthique à l'AP-HP, et me pose sans cesse cette question : quelles actions à mettre en place, à développer pour améliorer la prise en charge des patients, l'accueil, l'écoute… ? Ces petits gestes quotidiens basés sur l'humain créent notre valeur ajoutée de soignants, bien au-delà des actes techniques. Et cela nécessite du temps soignant et donc des moyens en personnel…
Malgré tout, les patients continuent à nous faire confiance et ne se plaignent pas. Mais ils devraient le faire parfois. Cela ferait peut-être bouger les choses.
Au contraire ils nous soutiennent et sont plein d'empathie quand ils nous voient courir partout pour tenter de bien faire notre travail.
Nous avons besoin d'être écoutés, entendus, reconnus. La souffrance au travail est grave à l'hôpital. Elle doit absolument être accompagnée et des mesures sont nécessaires.
Dans le plan Ma santé 2022, y a-t-il tout de même des mesures positives pour l'hôpital ?
Dans Ma santé 2022, le point crucial est la révision du mode de financement à l'activité qui a participé au naufrage de l'hôpital. Simplement, pour revenir là-dessus, cela va prendre des années. La perversion du système va perdurer encore longtemps. Il conduit les médecins parfois peu scrupuleux et les directions des établissements à favoriser des actes "rentables" et parfois inutiles. Si dans ce plan on considère les 400 millions d'euros alloués à réhospitaliser les territoires alors qu'on a un budget de santé de 200 milliards et de 100 milliards pour l'hôpital, ce n'est qu'une goutte d'eau qui n'est pas suffisante pour remettre à flot le système de santé.
Après les critiques que vous venez de formuler, quelles mesures positives proposez-vous ?
Il faudrait construire des projets autour des besoins de santé, les évaluer bien évidemment, mais surtout ne pas les réaliser en fonction de ce qu'ils peuvent rapporter : il faut absolument sortir de la logique comptable dans laquelle nous nous sommes enfermés. On n'a pas besoin d'attendre la réforme du financement pour mettre en place ces projets. Il y aura peut-être un peu plus de déficit au début. Mais au bout du compte, la Sécu sera moins déficitaire car on fera moins d'actes inutiles. On pourrait aussi se recentrer sur les activités et missions qui relèvent des compétences de notre formidable hôpital public : prendre en charge les malades complexes et fragiles. C'est ainsi que l'on retrouvera le sens de et la finalité de nos prises en charge aussi bien pour les médecins et les soignants. Pouvoir faire vivre ensemble les valeurs du soin auxquelles nous sommes tous profondément attachés. Ce grand CHU de l'AP-HP est un endroit formidable en matière de soins, de recherche, d'enseignement et il faut préserver cette qualité.
Que craignez-vous le plus concernant l'avenir du système de santé ?
Je crains qu'on aille vers un système à l'américaine à deux vitesses, avec une prise en charge des soins par les mutuelles. Certains patients n'ont pas de mutuelle. Aux États-Unis, les patients sans mutuelle ne sont pas soignés pour leur maladie chronique, mais au bout de la chaîne aux urgences, ce qui est souvent trop tard. Cette tendance à ne pas donner les moyens adéquats va complètement à l'encontre de la prévention préconisée par les pouvoirs publics.
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