LE QUOTIDIEN : Comment en êtes-vous venu à enquêter sur l’accès à l’avortement ?
RAPHAËL PERRIN : Dans une émission sur France Culture, la Dr Marie-Laure Brival, gynécologue-obstétricienne et responsable de la maternité des Lilas, en Seine-Saint-Denis, faisait part en 2020 du renouvellement générationnel de son équipe et de ses difficultés à recruter des médecins qui acceptent de pratiquer des interruptions volontaires de grossesse (IVG). Je me dis que c’est une énigme, au sens sociologique, un constat paradoxal puisque dans la population générale, on sait que le soutien au droit à l’avortement croît depuis des décennies. En septembre 2018, le Dr Bertrand de Rochambeau, président du Syndicat national des gynécologues-obstétriciens de France, avait fait parler de lui en déclarant qu’il n’était « pas là pour retirer des vies ».
On évoquait aussi il y a quelques années la situation en Italie, où environ 70 % des gynécologues refusaient de pratiquer des IVG, avec une résurgence d’avortements clandestins (1). En commençant à enquêter, je me suis rapidement rendu compte que l’enjeu n’est pas l’opposition de principe au droit à l’avortement mais la réticence d’une partie de la profession à pratiquer les IVG. Cela ne se traduit pas forcément par le recours à la clause de conscience, en réalité peu utilisée en France.
Comment s’expriment les réticences des médecins à pratiquer l’IVG ?
Il y a peu d’opposition de principe chez les médecins, aujourd’hui massivement favorables au droit à l’avortement. En revanche, il peut y avoir du dégoût à pratiquer l’IVG, ce qui traduit des représentations sociales et morales intériorisées. Pour certains gynécologues et obstétriciens, la prise en charge de l’IVG est un acte considéré comme peu technique, peu porteur et qui ne permet pas d’obtenir des postes intéressants.
Même chez des médecins investis, il y a cette représentation selon laquelle l’avortement est un acte moralement grave, potentiellement traumatique voire dangereux s’il n’est pas pris en charge par des professionnels de santé, du social et de la psychologie. Cette idée, construite dans les années 1970, était alors perçue comme progressiste car elle permettait de considérer les femmes comme des victimes et non plus comme des coupables. Aujourd’hui, c’est cette représentation qui justifie le maintien des parcours complexes de prise en charge de l'IVG.
Sur quels terrains avez-vous enquêté ?
J’ai effectué six mois d’observation dans trois centres IVG en France métropolitaine, dont je garde l’anonymat : un centre hospitalier dans une grande métropole avec un gros flux de demandes, un centre dans la préfecture d’un département rural sous-doté en services de santé, et un centre dans une ville moyenne avec une équipe très militante, au sein de laquelle des médecins se considèrent comme « avorteuses ».
J’ai assisté à l’ensemble de l’activité : l’accueil des femmes au secrétariat, la prise de rendez-vous, les consultations pré-IVG et post-IVG, l’intervention au bloc opératoire, l’ingestion du comprimé en cas d’IVG médicamenteuse, tout comme les réunions d’équipe et les discussions informelles. J’ai également réalisé 140 entretiens avec des professionnels de santé, dont 88 avec des médecins, partout en France.
Quel principal enseignement avez-vous retiré de ces quatre ans d’enquête ?
Il y a un décalage entre l’évolution du cadre légal de l’avortement ces cinquante dernières années et les pratiques ordinaires des médecins, qui maintiennent des contraintes et des barrières rendant l’accès à l’IVG plus complexe et inégalitaire. La loi Veil qui, certes, a dépénalisé l’avortement, a instauré initialement un dispositif médico-légal très restrictif voire dissuasif, avec un délai légal court, une prise en charge payante, l’obligation de mettre en avant une situation de détresse, une semaine dite « de réflexion », un entretien avec une conseillère conjugale, l’autorisation des parents pour les mineures, etc.
Les réformes successives ont allégé la loi Veil. Et, en théorie, il est beaucoup plus facile d’avorter aujourd’hui que du temps de nos mères et nos grands-mères. Mais il ne suffit pas de regarder la loi. En fonction de qui elles sont et à qui elles la demandent, les femmes n’ont pas la même IVG : elles peuvent avorter plus ou moins vite, plus ou moins tôt, jusqu’à plus ou moins tard, dès la consultation médicale ou pas, choisir leur méthode d’IVG ou pas, etc.
Certaines femmes se voient même refuser l’IVG, en dépit des conséquences dramatiques dans leur vie…
C’est ce qu’on découvre au début de mon livre à travers le cas de Mme B., enceinte de son mari violent et déjà mère d’un enfant handicapé qu’elle a du mal à faire garder. Elle se présente au centre IVG le vendredi après-midi, deux ou trois jours avant l’échéance du délai légal.
Sur le plan logistique, c’est compliqué de la prendre en charge : il faudrait la transférer dans un service de gynécologie qui fonctionne le week-end ou accepter de pratiquer l’IVG au centre un peu hors délai la semaine suivante. Pendant la consultation, l’interne lui dit : « Vous êtes venue trop tard ». Cette patiente, issue d’un milieu populaire, ne suscite pas l’empathie de la médecin qui ne vient pas du même monde. L’enquête montre qu’il y a des discriminations dans l’accès à l’avortement. Les femmes blanches, issues des classes moyennes et supérieures, qui respectent les normes sexuelles et procréatives – c’est-à-dire qu’elles avortent pour la première ou la deuxième fois et prennent une « bonne » contraception (pilule, dispositif intra-utérin ou implant contraceptif) –, ont plus de chance d’être prises en charge, voire d’obtenir des passe-droits comme celui d’avorter au-delà du délai légal.
Vous prenez aussi l’exemple de Mme T., tout aussi frappant. Pourquoi ouvrir votre livre avec ces situations ? Que touchez-vous du doigt ?
Mme T. est enceinte à la suite d’un viol et ne prend pas de contraception car elle a un désir d’enfant avec son conjoint. Cette femme vient au centre IVG dès l’absence de règles mais l’embryon est tellement petit qu’on ne peut pas le voir à l’échographie, c’est ce qu’on appelle une grossesse de localisation indéterminée. Dans ce cas, la majorité des médecins demande aux femmes d’attendre, quand d’autres acceptent de pratiquer l’IVG tout de suite (en insistant sur la nécessité de faire une prise de sang après pour vérifier qu’il ne s’agit pas d’une grossesse extra-utérine). Seulement, cela suppose de faire confiance aux femmes, de comprendre qu’attendre leur coûte trop. Pour Mme T., l’attente qu’on lui oppose est insupportable et pour la convaincre, l’interne lui dit que « légalement, on n’a pas le droit », ce qui est faux. L’interne m’expliquera ensuite que « c’est plus simple » de faire comme ça.
La succession de ces deux situations, pourtant assez banales dans ce centre IVG, pendant une matinée de consultation, a été un tournant dans mon enquête. C’est devenu difficile pour moi d’observer sans rien dire. Il y avait un décalage entre mon ressenti face à la détresse de ces femmes et celui de l’interne, pas du tout affectée dans les deux cas par son refus de pratiquer l’IVG, ce qui dit quelque chose de l’apprentissage émotionnel qu’induit la médecine. C’est aussi à partir de ce moment que cette étude est devenue une enquête sur le pouvoir médical. J’ai voulu décortiquer les mécanismes par lesquels, très concrètement, les médecins contrôlent les modalités des soins du droit à l’avortement, ce qui s’applique à l’IVG et bien au-delà.
Vous revendiquez « une démédicalisation de l’avortement, au moins partielle ». Qu’entendez-vous par là ? En quoi, cela constituerait-il un progrès pour la santé des femmes ?
Maintenir un encadrement contraignant est un anachronisme. Il faut simplifier l’avortement pour les personnes aux yeux desquelles ce n’est pas un acte dramatique. Pourquoi, encore trop souvent, imposer un accompagnement psychosocial à toutes les femmes ? Aujourd’hui, la loi permet d’avorter dès la première consultation médicale mais la plupart du temps, c’est refusé. Les parcours IVG sont encore souvent compliqués, longs et denses. Or, mon travail de terrain et les études (2, 3) montrent que, pour la plupart des femmes, à partir du moment où elles vont au centre IVG, la priorité est d’avorter vite, et plus elles avortent vite, mieux cela se passe pour elles. La démédicalisation partielle vise à laisser le choix aux femmes. Que celles qui souhaitent avorter le plus vite possible puissent le faire sans contrainte inutile. Que celles qui souhaitent être davantage accompagnées – par des médecins, sages-femmes, infirmières, psychologues, assistantes sociales ou conseillères conjugales et familiales – puissent l’être, en bénéficiant même de davantage de ressources.
(1) Rapport officiel relatif à la mise en œuvre de la loi n° 194/1978 présenté par le ministère de la Santé au Parlement, 2011
(2) N. Bajos et al., De la contraception à l’avortement. Sociologie des grossesses non prévues, 2002. Inserm, éditions Questions en santé publique
(3) M. Mazuy et al., Population et Sociétés, 518, 2015
Repères
1975
Adoption de la loi Veil dépénalisant l’avortement
1982
Remboursement partiel de l’IVG par l’Assurance-maladie
2001
IVG possible jusqu’à 12 semaines de grossesse (au lieu de 10), entretien psychosocial préalable optionnel pour les majeures, IVG autorisée pour les étrangères, suppression de l’autorisation parentale obligatoire pour les mineures
2016
Suppression du délai d’attente d’une semaine dite « de réflexion »
2022
IVG possible jusqu’à 14 semaines de grossesse (soit 16 d’aménorrhée)
2024
Inscription du droit à l’IVG dans la Constitution
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