«La précarité est partout en France », estime le Dr Trystan Bacon, généraliste dans l’Ain et bénévole à Médecins du monde Angers. Et, selon différentes estimations, elle toucherait entre « 20 et 25 % de la population française », précise le Dr Katia Mazalovic, médecin généraliste à Pouilly-en-Auxois et directrice du département de médecine générale de la faculté de médecine de Dijon.
Le dernier décompte de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) effectué en 2018 évaluait à 9,1 millions le nombre de Français vivant sous le seuil de pauvreté. Et si, pour l’instant, aucune statistique officielle n’a été publiée pour l’année 2020 (l’Insee publie ses résultats avec un décalage de deux ans), il y a fort à parier, au regard des conséquences économiques de la crise sanitaire, que le nombre de Français passés sous ce seuil fatidique va exploser.
Des inégalités sociales de santé creusées par le Covid-19
En mai 2020, une étude préliminaire conduite par l’Insee montrait déjà que 23 % des ménages français avaient vu leur situation financière se dégrader depuis le confinement. Cette même étude précisait que « cette dégradation était d’autant plus forte que les revenus des ménages étaient initialement faibles. »
Or plusieurs études scientifiques établissent un lien entre précarité et effets sur la santé. « Son impact sur la santé est non négligeable, estime le Dr Katia Mazalovic. Les indicateurs sont plus mauvais, le rapport et le recours aux soins sont différents chez les personnes précaires. »
Selon la généraliste, la crise sanitaire n’a fait qu’« accentuer les inégalités de santé » : « Les patients précaires (...) sont plus à risque de transmission, présentent plus de facteurs de risque de Covid grave, ont moins accès aux moyens de prévention et de diagnostic. »
Le Dr Agathe Lechevalier, généraliste dans la couronne rurale de Toulouse, bénévole à Médecins du monde et nouvelle présidente du syndicat ReAGJIR, a constaté elle aussi une détérioration de l’accès aux soins des personnes précaires, notamment pendant le confinement. « Cette période a compliqué l’accès aux soins, certains patients ne venaient plus consulter… Il y a eu des ruptures de suivi qui ont entraîné des évaluations médicales tardives », regrette-t-elle.
Des obstacles à la prise en charge des patients vulnérables
Un autre exemple plus récent de cette inégalité d’accès aux soins est celui de la vaccination : « Des patients plus vulnérables sur le plan social n’ont pas forcément eu accès aux outils informatiques qui conditionnaient pourtant l’accès à la vaccination. Certains patients âgés ont dû attendre que des vaccins soient disponibles en ville pour pouvoir en bénéficier », témoigne la généraliste de Toulouse.
Dans ce type de situation, la mission médicale et sociale du médecin généraliste s’illustre pleinement. « Ma technique a été de faire la liste de tous mes patients en situation de vulnérabilité sociale. Je les ai ensuite contactés pour prévoir un rendez-vous directement avec eux », raconte-t-elle.
Si ce rôle de « pivot » a été renforcé par la crise, il n’est toutefois pas nouveau et nécessite une réelle implication de la part du généraliste. Ce dernier se heurte parfois à des obstacles d’ordre clinique (multicomorbidités, recours aux soins tardif) et non clinique (manque de coordination, surcharge de travail administratif, difficulté à trouver un interprète, absence de valorisation financière, etc.).
« C’est vrai qu’il faut savoir s’adapter à des patients allophones, à des patients qui ont dû mal à organiser des rendez-vous et parfois à des patients en rupture de suivi à cause de troubles psychiatriques », confie le Dr Agathe Lechevalier.
L’autre obstacle souvent soulevé par les généralistes est la difficulté à « repérer » la précarité. Cette notion multidimensionnelle englobe en effet des réalités multiples, comme le souligne le Dr Lechevalier : « Lorsque je réalise des consultations avec Médecins du monde dans le centre de Toulouse et lorsque je fais des consultations dans mon cabinet en zone rurale près de Toulouse, je suis confrontée à la précarité mais sous différentes formes. »
Pour le Dr Katia Mazalovic, il est indispensable de ne pas considérer la précarité comme un « épiphénomène réservé aux médecins des zones très défavorisées », sous peine de passer à côté.
Des outils pour repérer la précarité et la prendre en charge
Face à ce qu’ils considèrent comme des obstacles insurmontables, certains généralistes font le choix de refuser des patients en dépit de l’article 7 du code de déontologie médicale, qui prohibe cette pratique si les raisons du refus sont d’ordre discriminatoire.
Dans sa thèse « Le patient précaire au cabinet de médecine générale : le point de vue des généralistes ayant une expérience de soins auprès des populations précaires », le Dr Karim Ben Hammou, ancien généraliste maintenant psychiatre au centre hospitalier du Rouvray, a mené une étude statistique sur le nombre de refus de soins aux patients bénéficiant de la CMU.
Selon lui, le taux de refus s’élève à 1,6 % chez les généralistes de secteur 1 et à 16,7 % chez ceux de secteur 2. À titre de comparaison, cette proportion s’élève à 41 % chez les spécialistes, tous secteurs confondus.
Mais si le refus de soins est une réalité, il reste minoritaire chez les généralistes. Bien souvent, face à la précarité des patients, les médecins se sentent démunis en raison de leurs connaissances partielles des mécanismes de prise en charge (cadre juridique, aides éventuelles, réseaux d’hébergement). Il existe pourtant des outils pratiques qui permettent de déceler certaines fragilités sociales afin de faciliter l’accompagnement médical de ce public vulnérable.
Le score Épices (Évaluation de la précarité et des inégalités de santé dans les centres d’examens de santé) est un indicateur individuel de précarité qui prend en compte son aspect multidimensionnel. Selon le Dr Katia Mazalovic, son utilisation en médecine générale de façon « systématique » n’est pas tenable car trop chronophage, mais il peut toutefois être utilisé partiellement : « Se poser systématiquement la question de la vulnérabilité sociale est déjà un grand pas ! »
Face à la barrière de la langue, l’accès difficile à l’interprétariat peut aussi être considéré par les généralistes comme un frein dans la prise en charge de patients allophones.
« C’est un outil qui n’est pas toujours accessible spontanément en médecine générale », admet le Dr Mathilde Chouquet, généraliste remplaçante à Paris. Mais pour faciliter son recours, Médecins du monde a développé des expérimentations d’interprétariat téléphonique qui permettent à des généralistes de la région Pays de la Loire, des départements de la Haute-Garonne et de la Gironde d’avoir un accès gratuit à l’interprétariat téléphonique. « Ce dispositif permet d’avoir une communication beaucoup plus fluide avec les patients », souligne le Dr Agathe Lechavalier, qui l’utilise lors de ses consultations à Médecins du monde. Mais, au-delà de ces outils pratiques, « être vigilant aux questions sociales, sans forcément en être expert, est déjà une solution », affirme le Dr Trystan Bacon.
La pluriprofessionnalité, et si c’était la solution ?
En 2018, selon une étude de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), 83 % des généralistes interrogés estimaient que la prise en charge de patients précaires supposait des « consultations plus longues ». Les « difficultés d’orientation vers d’autres professionnels » étaient aussi un frein souligné par 63 % des généralistes.
D’ailleurs, tous ceux interrogés par Le Généraliste s’accordent à dire que les deux plus grandes difficultés liées à la prise en charge des patients précaires sont le « manque de coordination » et, par conséquent, le « manque de temps ».
« Les médecins généralistes ont déjà du mal à voir tous leurs patients dans une journée, alors comment dégager du temps de coordination pour mettre autour de la table une assistance sociale, un kiné, un dentiste ? », s’interroge le Dr Pierre Micheletti, médecin, responsable pédagogique du diplôme Santé, solidarité et précarité à la faculté de médecine de Grenoble et président d’Action contre la faim.
Pour le psychiatre Karim Ben Hammou, le constat est le même. Assurer une coordination de soins optimale des patients précaires nécessite du temps. « Malheureusement, je n’ai pas toujours le temps d’adresser un courrier au médecin traitant de mon patient ni de faire un point sur sa prise en charge », regrette-t-il.
Pour le Dr Pierre Micheletti, la solution résiderait dans les nouvelles structures de soins telles que les CPTS ou les MSP. « Le généraliste dans son cabinet ne peut pas résoudre seul les problèmes de précarité et d’inégalités sociales. Les organisations qui permettent de dégager la transversalité et un travail collectif sont les bienvenues. Il faut de la coordination, du temps dédié pour la mener et des moyens financiers pour rétribuer les acteurs qui s’y impliquent », conclut-il.
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