LE QUOTIDIEN : Votre rapport sénatorial sur la financiarisation s’intitule « Une OPA sur la santé ? ». Quelles sont les menaces principales ?
DR BERNARD JOMIER : Si ce phénomène de financiarisation de la santé est relativement ancien, il s’est accéléré depuis la crise Covid. Il s’agit d’un tournant car cette période a montré que l’Assurance-maladie est un payeur très solide, incitant des sociétés financières à investir dans le système de santé pour gagner de l’argent. Le secteur de la biologie médicale était, à cette période, déjà largement financiarisé, puisque six laboratoires détiennent environ deux tiers du marché. Le mouvement est en cours dans la radiologie et touche maintenant d’autres secteurs de l’offre de soins ambulatoires.
Le législateur s’est saisi de cette question de longue date puisqu’il a inscrit dans la loi que les acteurs financiers ne peuvent pas détenir plus de 25 % d’une société d’exercice libéral. Pourtant, ils ont trouvé les moyens de contourner la loi. Aujourd’hui, l’ensemble de notre modèle est attaqué : la répartition territoriale de l’offre, l’indépendance des soignants, l’efficience et les recettes du système de santé ! Celui-ci est financé par des prélèvements obligatoires et les recettes sont reversées à ceux qui concourent à la production de soins. Les sociétés financiarisées, elles, rémunèrent des acteurs composés d’actionnaires, qui résident partout dans le monde. Dès lors, notre système de santé doit-il financer les retraites d’Australiens ou d’Américains ? Des économistes rapportent que les sommes qui sortent du système de santé représenteraient plus d’un milliard d’euros et que l’évolution tendancielle est en forte hausse.
Le risque, avec la financiarisation, est que la logique de gain l’emporte sur le soin
Quels sont les risques pour les médecins ?
Grâce au capitalisme professionnel, les libéraux ont la propriété de leur outil de travail, garantissant leur indépendance et le fait que la logique de soin l’emporte toujours. Le risque, avec la financiarisation, c’est que la logique de gain l’emporte sur le soin. Les petits avantages de ce nouveau système sont vite contrebalancés par de lourds inconvénients. Les jeunes médecins peuvent être d’abord séduits par les financiers, qui leur disent : « Vous aurez à disposition des outils techniques, vous serez regroupés et serez déchargés des tâches administratives », répondant ainsi à leurs aspirations. Mais cette lune de miel dure deux ou trois ans, avant de devenir une gueule de bois car ils s’aperçoivent des conséquences de la perte d’indépendance professionnelle, avec un contrôle des actes réalisés et des comptes demandés sur leur manière d’exercer. J’appelle à ce que l’on protège le cadre actuel, garant d’une liberté d’exercice, sous une doctrine générale de prévalence des objectifs de santé.
Concrètement, quelles mesures réclamez-vous pour juguler le phénomène ?
Pour contourner la loi, les acteurs financiarisés ont détourné l’action de préférence – qui existe dans le droit des sociétés et qui est conçue pour protéger les propriétaires historiques des entreprises familiales – pour en faire exactement l’inverse. Ces sociétés prennent par exemple 5 % du capital des droits sociaux mais acquièrent 95 % des droits financiers… Pour enrayer ce phénomène, nous souhaitons interdire les actions de préférence dans les sociétés d’exercice libéral (SEL) des professions de santé. Nous voulons aussi que les Ordres aient accès aux contrats et aux clauses passées entre les professionnels en exercice et les sociétés.
Quoi qu’il en soit, les choix du gouvernement dans les six mois à venir nous diront ce qu’il en est : soit il applique nos propositions – ou en formule d’autres –, soit il laisse prospérer financiarisation, signifiant que sa ligne politique est le changement de notre système social.
Comment interprétez-vous la hausse du ticket modérateur sur les consultations envisagée par le gouvernement ; ce transfert vers les complémentaires santé est-il une forme de financiarisation ?
Le gouvernement entend économiser 1,1 milliard d’euros en réduisant la prise en charge de la consultation médicale par la Sécu au profit du secteur privé. Avec un C à 30 euros demain, la Sécu [si le taux passe de 70 % à 60 %] prendrait en charge 18 euros et même 16 euros avec les franchises, soit à peine plus de 50 % de l’acte ! Autant dire que l’Assurance-maladie a transféré le surcoût de la revalorisation du C sur les complémentaires…
La question est donc : qui sera légitime, demain, à négocier la valeur des actes ? Si on poursuit dans cette voie, on basculera vers un système beveridgien, avec un État qui assure la prise en charge d’un socle de soins minimum et des plus défavorisés et, à côté, des assureurs privés qui assurent les risques de la population. L’interrogation est lourde sur la direction que suivent les pouvoirs publics.
Le fait que, ces trente derniers mois, sept ministres de la Santé se soient succédé est insupportable
La liberté d’installation des médecins est régulièrement menacée. Pourrait-elle, cette fois, disparaître au profit d’un conventionnement sélectif ?
Nous payons d’abord un défaut de pilotage : la santé n’est pas une priorité dans l’agenda politique. Le fait que, ces trente derniers mois, sept ministres de la Santé se soient succédé est simplement insupportable. Or, ce qui amène à cette régulation à l’installation, c’est la volonté de dire que le politique doit répondre à la pénurie de médecins. Et il est si simple de répondre par une posture, quand elle a l’apparence du bon sens : « Vous avez assez de médecins à un endroit par rapport à un autre, alors transférez-les ! »
Mais mes collègues parlementaires se trompent ! La réalité, c’est que les jeunes praticiens ne sont pas des poissons rouges qu’on transfère d’un aquarium à l’autre. Si vous leur interdisez de s’installer à un endroit parce que vous estimez qu’il s’y trouve assez de praticiens, rien ne garantit qu’ils iront dans l’autre ! Pire : ils se salarieront ou changeront d’activité. On ne répondra pas à cette problématique avec une mesure nationale mais avec une approche selon les besoins de santé et les organisations locales.
L’AME est remise en question par la droite. Que dites-vous à ceux qui veulent la transformer en aide médicale d’urgence ?
Je suis marqué par la force de réaction des professionnels de santé. La crise de sens qu’ils traversent s’illustre aussi dans les tentatives de suppression de l’AME. Le message envoyé est qu’on ne va plus soigner les personnes qui en ont besoin en raison d’autres considérations, comme la nationalité, le titre de séjour, l’argent… Soit la valeur du soin est fondamentale dans notre société et elle est soutenue par un projet politique, soit on tourne cette page et c’est chacun pour soi. Les soignants, eux, ne mélangent pas les débats : en défendant l’AME, ils ne prennent pas la défense d’une immigration illégale mais de la valeur cardinale du soin. Je regrette que Bruno Retailleau continue à entretenir une confusion entre politique migratoire et politique de santé publique. Non, l’AME n’est pas un aspirateur à immigration !
Vous avez fait adopter, en 2023, un texte instaurant le principe d’un ratio minimal de soignants par patient hospitalisé. Où en est-on ?
Le texte est arrivé à l’Assemblée et sera inscrit à l’ordre du jour dans les mois à venir. Le gouvernement a abordé la question de l’attractivité des métiers par l’aspect financier avec le nécessaire Ségur de la santé, mais il n’a pas apporté de réponse sur la crise de sens que les soignants traversent. Écoutons-les ! Redonnons-leur du temps et reconnaissons l’importance du « prendre soin », au-delà du temps de l’acte technique.
Un prix minimum de l’alcool ?
Dénonçant « l’impossibilité d’avoir une politique coordonnée et cohérente de lutte contre la consommation d’alcool depuis 2017 », le Dr Bernard Jomier veut agir. Le sénateur entend proposer, dans le cadre du PLFSS 2025 (budget de la Sécu), un prix minimum de l’alcool ou « plancher ». Une stratégie qu’a choisie l’Écosse en 2018 et qui a porté ses fruits, abaissant les décès et les hospitalisations liés directement à l’alcool. « Ne serait-il pas juste que l’État encaisse avec la fiscalité a minima les dépenses engagées pour soigner les forts consommateurs ? », avance-t-il. Sa mesure n’aurait pas d’impact sur l’essentiel de la filière viticole mais sur les alcools peu chers, produits à partir de mélanges, qui ne pourraient être vendus pour moins de 3,50 euros.
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