« Cette réforme n’est pas achevée et génère des insatisfactions », expliquait Claude Evin, alors directeur général de l’ARS Ile-de-France le 1er avril 2015, lors du colloque « Les ARS, cinq ans après », organisé par la Chaire Santé de Sciences Po Paris. Qu’en est-il deux ans après ? Pas mieux ! Voire pire ! Entretemps, seize ARS ont dû fusionner et se réorganiser sur des territoires toujours plus vastes. Autant dire que les « insatisfactions », pour reprendre le terme de Claude Evin, sont bien réelles, même s’il faut, en la matière, se garder des généralisations. Mais force est de constater que la crainte exprimée en 2015 de voir apparaître des « super-monstres technocratiques » était fondée. Le constat est bien là. Pour Thierry Godeau, président de la Conférence des présidents de CME des CH, « les ARS sont devenues des mammouths administratifs ». Frédéric Valletoux, président de la FHF (Fédération hospitalière de France), les a qualifiés, quant à lui de « corps obèses », lors de la conférence de presse le 29 août 2017 consacrée aux priorités de la Fédération.
Un éloignement dangereux du terrain
Un ressenti qui s’exprime dans tous les secteurs. Nous passerons ici sous silence les griefs exprimés par les professionnels de santé libéraux qui considèrent les soins de ville comme laissés-pour-compte par les ARS. Mais les agences ne sont pas plus épargnées par les établissements de santé, publics comme privés. Certes, les mots sont choisis et les débordements de langage sont rares. Il faut dire que tous les acteurs concernés sont ARS-dépendants. Il leur faut donc rester prudents et mesurés dans leurs critiques, et la langue de bois n’est jamais très loin.
Toutefois, les sujets de grogne sont clairement identifiables. Le regroupement de services des ARS, même s’il a abouti à des suppressions de postes, ainsi que le choix des sièges des ARS ont eu des conséquences sur la proximité des interlocuteurs. Dans les grandes régions, il n’est pas rare que les directeurs d’hôpitaux et les présidents de CME (commission médicale d’établissement) fassent 200 kilomètres, voire le double, pour assister à des réunions à l’ARS. Des déplacements qui ont lieu sur le temps de travail et qui contribuent parfois à une dégradation des relations. « Auparavant, à l’époque des DDASS, nous avions des discussions plus fines avec des interlocuteurs stables qui connaissaient bien nos problématiques. Aujourd’hui, nous sommes face à des personnes qui ont des charges très lourdes, notamment celles d’appliquer des politiques peu soutenables, et qui de ce fait s’éloignent du terrain », souligne Maxime Morin, secrétaire général adjoint du Syncass-CFDT. « La communication sur le terrain s’en trouve fortement altérée », confirme Anne Meunier, secrétaire générale du Syncass-CFDT (Syndicat des directeurs, cadres, médecins, chirurgiens-dentistes et pharmaciens des établissements sanitaires et sociaux publics et privés), tout comme Jérémie Sécher, président du SMPS (Syndicat des managers publics de santé).
« Avec la fusion des ARS, les agences se sont complètement éloignées de la réalité du terrain. Dans la vraie vie, les délégations territoriales sont les vrais interlocuteurs. Encore faut-il qu’elles aient un peu d’autonomie et de pouvoir de décision », assure Thierry Godeau. En clair, que ces délégations territoriales puissent peser dans la prise de décisions de l’ARS et ne soient pas uniquement une courroie de transmission de l’agence. Le fonctionnement en silo, la verticalité des processus de décision et la hiérarchisation des ARS font d’ailleurs partie des points noirs dénoncés par les établissements, car ils créent des lourdeurs dans les décisions inadaptées aux besoins. « On ne peut pas rallonger les circuits de décision, alors que nous sommes dans un environnement exigeant et concurrentiel. Les établissements ont besoin que les décisions quotidiennes, mais aussi celles sur les grands projets et les arbitrages soient prises en temps réel », lance Jérémie Sécher, président du SMPS.
Un constat que ne réfute pas Jean-Yves Grall, directeur général de l’ARS Auvergne-Rhône-Alpes, mais qu’il replace dans son contexte : « Je crois que l’on oublie que les ARS n’existent que depuis sept ans. Ce sont de « jeunes » institutions ! » « Les ARS résultent du regroupement de sept à huit institutions. Une culture commune a dû se mettre en place. C’était un changement considérable et, sur le plan institutionnel, les ARS sont un succès », estime-t-il. Et d’ajouter que pour seize d’entre elles, à peine dix-huit mois après avoir dû gérer une fusion, « il est normal qu’elles soient en phase de consolidation et d’optimisation ». Et puis, note-t-il, « je pense que le ressenti des acteurs hospitaliers sur les relations avec les ARS provient en partie d’une certaine nostalgie des agences régionales de l’hospitalisation (ARH), qui étaient de petites structures, avec des interlocuteurs bien identifiés ». Le directeur général de l’ARS Auvergne-Rhône-Alpes est toutefois clair sur les enjeux qui doivent être relevés en la matière : « Nous devons avoir des interlocuteurs bien organisés pour avoir des contacts avec les établissements et pouvoir décliner sur le terrain la régulation attendue dans le cadre de la politique de santé. Dans les grandes régions, comme la mienne qui compte douze départements, nous devons mettre en place un fonctionnement le plus harmonieux possible. Il faut être pragmatique et réaliste face aux situations, aux difficultés et aux adaptations nécessaires. »
Un turnover de DG d’ARS trop rapide
Un autre sujet suscite beaucoup de critiques : la succession plus ou moins rapide de directeurs généraux dans les ARS. Certaines agences ont ainsi vu défiler trois ou quatre directeurs à leur tête. Même si les établissements n’ont pas toujours un lien direct avec la direction générale, chaque changement de personne a des répercussions sur les organisations et les organigrammes. « La fusion des régions a également renforcé le turn-over des cadres dans les ARS : directeurs et directeurs de l'offre de soins notamment », constate Lamine Gharbi, président de la Fédération de l’hospitalisation privée (FHP).
Comme dans toute organisation, le nouveau « patron » veut imprimer sa marque. « Cela ne contribue pas à l’établissement de relations fortes et sereines. On aimerait que les choses se stabilisent », demande un président de CME d’un centre hospitalier qui souhaite garder l’anonymat. « Ces changements conduisent à décrédibiliser les actions de l’État et desservent finalement la continuité de l’action publique. Nous voudrions avoir des interlocuteurs qui s’installent dans la durée pour la bonne qualité de nos échanges », juge de son côté Anne Meunier.
Ces nominations successives sont d’autant moins tolérées qu’elles s’inscrivent dans un contexte de mutations pour les établissements. « Nous avons eu à gérer le plan triennal d’économies et la constitution des GHT », souligne la secrétaire générale du Syncass-CFDT. Des transformations menées au pas de charge avec des ARS trop préoccupées par leur propre réorganisation. « La situation est hétérogène selon les régions », relativise Jean-Yves Grall tout en reconnaissant que « les agences doivent être claires afin de permettre aux établissements d’identifier les bons interlocuteurs. » En tout cas, pour lui, « ce n’est pas un problème de « transparence », les ARS n’ont rien à cacher ! ».
La création des GHT génère aussi parfois un nouveau type de relations avec les agences. Les représentants des directeurs hospitaliers notent ainsi une tendance des ARS à s’adresser uniquement au chef de l’établissement support du GHT. Or, le modèle de constitution des GHT n’est pas intégratif. Les directeurs des établissements partis du GHT restent responsables légalement. L’ARS demeure par conséquent leur interlocuteur. « Cela serait contre-productif de laisser de côté les relations avec les établissements partis, car les directeurs restent responsables des missions et du budget de leur établissement, prévient le président du SMPS. En outre, des établissements partis au GHT sont souvent des établissements de taille importante et la nature de leurs activités nécessite des relations avec les agences. »
Du point de vue des établissements privés et de son représentant Lamine Gharbi, « la mise en place des GHT percute les ARS comme l'ensemble des acteurs du système de santé. Elle fait courir le risque d'un affaiblissement de la capacité à définir des politiques régionales de santé en dehors des projets médicaux partagés des GHT ». Une dérive qui les inquiète particulièrement.
Un manque de visibilité sur les contraintes économiques
La dimension économique de la régulation de l’offre de soins joue aussi un rôle dans la qualité des relations entre ARS et établissements. « Dans les régions où les relations sont positives et constructives, on tient compte des exigences économiques, mais cela se traduit par l’attribution d’objectifs et de missions, et de prises en charge adaptées, note Jérémie Sécher. Dans les régions où le prisme économique prime, les relations peuvent être plus problématiques. »
« Nous sommes aussi confrontés à des injonctions paradoxales », ajoute Anne Meunier. Le président de la FHP n’hésite pas, quant à lui, à mettre en avant un traitement différencié par rapport au secteur public : « Nos établissements dans leur grande majorité sont confrontés à une iniquité de traitement vis-à-vis des hôpitaux publics. La FHP a pointé à plusieurs reprises l’ambiguïté du rôle des ARS : financeurs et régulateurs de l’offre de soins régionale. De cette ambiguïté naît une relation inégale pour nos cliniques. »
Pour Maxime Morin, les incertitudes financières pèsent davantage qu’auparavant notamment via les appels à projets y compris pour des missions de santé publique et de prévention. Les incertitudes concernent aussi aujourd’hui les autorisations d’activité et de matériel lourd. « C’est par le biais des autorisations que l’offre de soins se réorganise. Or, nous ne savons pas si les ARS ont les marges financières correspondantes. Nous n’avons pas la certitude qu’elles ont les moyens d’accompagner leurs orientations, même lorsque des établissements entreprennent des réorganisations importantes et abandonnent des activités. Cela biaise les relations et altère leur qualité », observe Maxime Morin. « Structurellement, constate Lamine Gharbi pour le privé, les cliniques pâtissent largement de la durée trop courte des autorisations au regard des investissements demandés. Deux temporalités s’affrontent : celle de l’entreprise et du financement et celle fixée par les pouvoirs publics. »
« Nous demandons de la transparence sur les décisions des ARS », résume Jérémie Sécher. En outre, « les ARS rentrent un peu trop dans les détails de la vie des établissements », commente Thierry Godeau. « Face à des situations plus compliquées, on observe un interventionnisme excessif des ARS », remarque également Michel Claudon. Dont acte du côté de Jean-Yves Grall qui reconnaît que « les ARS ne doivent bien évidemment pas s’immiscer dans la gestion quotidienne des établissements et se substituer à eux ».
De la régulation, pas de l’intrusion
Tous les responsables interrogés réclament un repositionnement des missions régaliennes des ARS sur la régulation de l’offre de soins. « L’ARS est une autorité de régulation, parfois de décisions, mais il faut qu’elle laisse le terrain respirer et trop de régulation tue l’initiative », résume Michel Claudon. La FHF propose ainsi un « recentrage des autorités de tutelle – et notamment les ARS – sur leurs strictes missions de pilotage » en précisant qu’elles « n’ont plus vocation à intervenir dans la gestion quotidienne » des GHT. La FHF a d’ailleurs annoncé qu’elle mettait en place une « mission de suivi des GHT » qui examinera les problèmes locaux. Jean-Yves Grall approuve. Il estime que le rôle des ARS est d’être « dans une logique de régulation et de respect des grands équilibres ». « Pour les GHT, précise le DG de l’ARS Auvergne-Rhône-Alpes, « l’enjeu est d’avoir un projet médical partagé que l’ARS va ensuite exprimer et mettre en perspective dans le plan régional de santé. »
La FHP souhaite aussi la création de comités de suivi de la mise en place des GHT, mais sous l’égide des directeurs généraux des ARS et en associant tous les acteurs. Quant à la régulation de l’offre, la FHP demande « d’inscrire dans la loi et dans le fonctionnement des ARS les principes de transparence, d’équité et d’évaluation pour moderniser la régulation du système de santé au bénéfice des acteurs de santé et des patients in fine ». Et Lamine Gharbi de détailler : « Concrètement, nous proposons de mettre un terme à la double casquette « financeur » et « régulateur » des ARS, d’établir des conditions justes de mobilisation des dotations telles que le Fonds d’intervention régional et les Missions d’intérêt général et d’aide à la contractualisation, de subordonner à un critère d’efficience la sélection des projets d’acteurs par les ARS et d’impulser une véritable culture de l’évaluation ».
Lors des universités d’été de la Fédération, les 5 et 6 septembre 2017, Frédéric Valletoux a réitéré sa demande d’un « recalage du fonctionnement quotidien et du bon positionnement des ARS vers des institutions plus partenaires qu’elles ne le sont aujourd’hui » auprès de la ministre des Solidarités et de la Santé, Agnès Buzyn. Mais, à ce jour, la ministre n’a pas répondu sur ce point…
* Caqes : Contrat d’amélioration de la qualité et de l’efficience des soins.
** CPOM : contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens.
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