Jacqueline Lagrée, professeure de philosophie : « La délibération éthique suppose d'adopter le point de vue de l'autre »

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Publié le 08/09/2023
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Jacqueline Lagrée est membre du comité d'éthique du CHU de Rennes depuis sa création, en 1983. De cette expérience passée au prisme de la philosophie - professeure, elle a notamment beaucoup travaillé sur la période classique -, elle tire le livre « Délibérer » et revient sur cette « école de la démocratie ».

Crédit photo : DR

LE QUOTIDIEN : Pourquoi ce livre ?

JACQUELINE LAGRÉE : J'ai participé à différents comités d'éthique au sein du CHU de Rennes pendant 37 ans. Ces dernières années, je suis régulièrement sollicitée par des hôpitaux plus modestes de petites villes, qui veulent mettre en place de telles instances.

J'ai souhaité revenir sur mon expérience et partager les enseignements que j'en ai tirés, ainsi que certains fondamentaux.

Le livre commence par expliciter les distinctions conceptuelles : la différence entre un fait et une valeur, entre l'éthique, la morale et la déontologie, ou encore la distinction entre valeurs juridiques, politiques et éthiques. Puis il aborde l'organisation d'un comité d'éthique, sa composition, son fonctionnement, ses liens avec les institutions…

À travers 13 cas réels, anonymisés, j'illustre ensuite comment une équipe médicale en vient à se poser une question éthique et à la soumettre à un comité, en raison de sa trop grande complexité. J'essaie surtout de proposer une méthodologie : comment s'élabore le problème, quel est le conflit de valeurs sous-jacent, comment en discuter et délibérer. Sans perdre de vue que nous aurons toujours des problèmes car nous sommes des êtres finis, dans des situations de rareté, et que tout ce qui est désirable n'est pas possible.

Qu'est-ce que « délibérer », le titre de votre livre ?

Une formidable école de démocratie. Lorsqu'une question est soumise aux membres d'un comité d'éthique, chacun la perçoit à l'aune de son identité, son histoire, ses préjugés. Puis le comité écoute les professionnels qui soulèvent le problème et le questionnent. Au fil des échanges, s'élabore une solution qui est généralement - mais pas obligatoirement - consensuelle, raisonnable, parfois différente de notre position de départ. L'avis, revu et corrigé, est proposé, jamais imposé.

Pour penser la délibération, je me suis inspirée du modèle aristotélicien élaboré pour la justice, et repris par Paul Ricœur dans « Soi-même comme un autre ». J'ai aussi songé à l'histoire de la philosophie – dont je suis spécialiste –, et notamment au XVIIe siècle, lorsque des irénistes cherchèrent à s'accorder sur un credo minimal commun, une religion naturelle minimaliste. En bioéthique, il n'y a pas de credo, mais il peut y avoir une éthique minimale commune : un petit nombre de points communs sur lesquels s'appuyer.

Chaque cas est singulier, à peine comparable à un autre. La situation d'une femme qui se voit dépister un cancer au début d'une grossesse et qui doit envisager une chimiothérapie, avec le risque de devoir avorter, se pose différemment selon la place du père ou de la famille. D'où le besoin d'une délibération, et non seulement de livres.

Cela suppose d'adopter le point de vue et les désirs de trois instances, je-tu-il, c'est-à-dire patient-proche-soignant, et de les croiser avec certaines règles et valeurs. Je me souviens d'un enfant de quatre ans souffrant d'une leucémie. Le médecin estime qu'il faut une greffe de moelle, la mère y voit une obstination déraisonnable et craint que l'introduction d'un corps étranger ne transforme fondamentalement son fils. Le cas est présenté au comité d'éthique. Que souhaite l'enfant ? Vivre. La mère ? Qu'il survive tel qu'il est, sans changement d'« âme ». Les médecins ? Soigner via la greffe. Comment sauver l'enfant, tout en respectant les conceptions de la mère ? Il a fallu prendre son point de vue au sérieux. C'est ainsi qu'on lui a expliqué que l'âme ne résidait pas dans la moelle osseuse et que son fils resterait le même malgré l'opération.

Quels changements avez-vous observés au cours de votre carrière ?

Il y a 30 ans, le chef de service décidait pour le patient, hors toute collégialité, de surcroît. Un cancérologue disait à une jeune femme enceinte à qui l'on découvrait un cancer : « il faut avorter ». Aujourd'hui, le spécialiste échange avec son équipe pluridisciplinaire et se demande à qui revient la décision : au médecin, au couple, à la mère, au père ?

En présentant un cas devant un comité d'éthique, l'équipe aura déjà cheminé dans la délibération. Puis les membres du comité permettront de faire émerger les valeurs en jeu : liberté ou sécurité, qualité ou durée de la vie, poids de la connaissance dans la décision…

Le fonctionnement de la médecine hospitalière, qui laisse place à la confrontation voire au conflit des points de vue et à la responsabilité de chacun sur sa vie, a fait que la réflexion éthique est devenue bien plus prégnante. Elle s'apprend, à travers des cas qui mettent en lumière la complexité d'une personne : être avec autrui, pour autrui, dans le monde. La délibération éthique a par ailleurs ses règles : on ne délibère pas sur l'impossible ni le nécessaire.

Comment êtes-vous arrivée au sein d'un comité d'éthique ?

En 1982, François Mitterrand a souhaité que la création du Comité consultatif national d'éthique (CCNE) s'accompagne de l'émergence de comités régionaux. À Rennes, des mandarins cherchaient, pour enrichir leur structure, un philosophe et une femme. L'historien Jean Delumeau m'a présentée comme réunissant les deux qualités.

À l’origine, l'ambiance était très protocolaire, chacun était appelé par son titre. Depuis, les comités se sont démocratisés et ouverts aux professions autres que médicales. On ne cherche plus une sommité, mais un éclairage : par exemple, un gériatre ou un psychiatre pour échanger sur la fin de vie.

Quelle évolution dans les sujets avez-vous constatée ?

Dans les années 1980, les débats se concentraient sur l'assistance médicale à la procréation (AMP), puis nous avons beaucoup discuté du « préjudice d'être né » lors de l'affaire Perruche (du nom de famille d'un jeune handicapé en raison d'une rubéole contractée par sa mère lors de sa grossesse). Puis sont arrivées les questions sur la fin de vie et l'euthanasie - que faire devant un patient qui n'en finit plus de souffrir ? -, la sénilité, l'Alzheimer, les greffes, notamment d'utérus.

Nous avons eu à débattre plusieurs fois de cas liés au sida : celui d'une adolescente qui découvre à 18 ans qu'elle est séropositive ; ou d'un patient malade, en fin de vie, dont la compagne ignorait le VIH. Que faire ? Laisser la femme dans l'ignorance relève de la non-assistance à personne en danger, la prévenir brise le respect de l'intimité et le droit au secret.

Plusieurs questions posées ces dernières années illustrent les difficultés qui émergent lorsque le « désir de » devient la revendication d'un « droit à ». Malgré les avancées de l'AMP, le désir d'enfant ne donne pas un droit à l'enfant. Je pense aussi à des personnes qui ne rencontrent pas de chirurgiens acceptant leur demande de changement de sexe ou de genre. Même s'il faut en tenir compte, la souffrance ne fait pas droit. Céder à la demande n'est pas la seule manière de la soigner.

Quel regard portez-vous sur le débat actuel autour de la fin de vie ?

Je suis admirative du fonctionnement de la Convention citoyenne, qui a abouti à des textes sensés, dont nous devrions tenir compte.

Personnellement, je n'ai pas eu à traiter d'un cas particulier d'euthanasie et le comité d'éthique où j'exerçais ne travaille pas sur des principes généraux. Exception faite d'une enfant gravement malade dont les parents demandaient qu'on l'euthanasie au nom de la dignité de la vie, tandis que les soignants s'y refusaient. Les échanges ont consisté à réaffirmer que la dignité est inaliénable, mais qu'au regard de la souffrance insupportable que vivait l'enfant, elle devait recevoir des soins palliatifs spécialisés. Cela a permis aux parents de se dire qu'ils avaient fait tout leur possible, et aux soignants de l'accompagner jusqu'au bout.

Avez-vous l'impression que le Covid a contribué à développer la réflexion éthique ? S'est-elle banalisée ?

Je ne dirais pas qu'elle se banalise ; mais la réflexion éthique se développe, car il y a une obligation institutionnelle de créer des comités.

Le Covid n'a en revanche pas eu une grande influence. Pour avoir animé une cellule de crise éthique sur le département d'Ille-et-Vilaine, j'ai constaté que les sollicitations que nous recevions - des Ehpad, dans 11 cas sur 12 - provenaient de professionnels qui avaient déjà les solutions et cherchaient les arguments à opposer à leur direction. On les aidait à se délivrer de la responsabilité juridique.

Les problèmes éthiques se nichent parfois dans des questionnements pratiques. Pendant la pandémie, un établissement a voulu déplacer des patients vulnérables pour installer des lits Covid. Or les soignants ont mis en garde contre le risque de perturbation que cela pouvait engendrer chez des personnes très dépendantes. Il fut décidé de transférer les patients à un autre étage mais sans changer la disposition des meubles ni la composition des équipes qui prenaient soin d'eux.

Quelle peut être la place du philosophe à l'hôpital ?

Elle doit être modeste. Il ne faut pas accepter de servir de caution morale, mais on peut aider à analyser des concepts, à penser des distinctions avec rigueur, à mettre des mots sur les maux et à ne pas mélanger émotion et argumentation, désir et droit.

Délibérer, l'expérience des comités de bioéthique, Collection Epures, presses universitaires de Rennes, 120 pages

Propos recueillis par Coline Garré

Source : Le Quotidien du médecin