Est-ce vraisemblable qu’un projet de loi sur « la fin de vie » - en fait, sur l’euthanasie ou l’aide active à mourir - voit le jour dans notre pays ? Est-il nécéssaire de légiférer quand chaque situation relève de la singularité ? La loi Claeys-Léonetti de 2016, à peine connue et trop rarement appliquée, a-t-elle véritablement fait preuve de ses insuffisances ? Que faire en cas d’absence de directives anticipées ? Quels conflits internes animent celui qui doit décider ? Parce que pour en parler il faut l'avoir vécu, autorisez-moi à vous raconter cette histoire.
J'ai beau être médecin…
Service de réanimation neurochirurgicale d’une ville universitaire, il est tard. Plus rien n’empêche les scopes de faire un bruit insupportable, décuplé par le silence de la nuit : ils ne respectent ni l’obscurité ni le repos des patients. Les machines s’agitent. Celle qui me semble être la pire soulève rythmiquement et depuis quelques jours déjà sa poitrine… Elle reste calme : en sédation profonde, elle ne souffre pas.
« Vous ne devez pas garder espoir… »
Est-ce bien ce que l’on m’a dit ?
« L’état clinique s’est encore dégradé, son cerveau… »
J’ai beau être médecin, je comprends mal ce que l’anesthésiste-réanimateur tente à nouveau de me dire : faut-il donc me défendre de ses propos ? Elle, elle n’avait rien dit, rien anticipé. Elle, si proche que me voici désignée l’interlocutrice privilégiée, étiquetée « personne de confiance » pour le milieu médical et supposée capable de juger, apte à devoir décider. Mais de quel « devoir » me parle-t-on ? Qu’aurait-elle voulu pour elle-même avec sa culture et son histoire, ses croyances et ses superstitions ? Aurait-elle seulement osé décider de quelque chose, présenter ses dernières volontés, revendiquer l’autonomie d’une personne éclairée pour exprimer son ultime liberté ? À ne pas mettre l’individualisme en avant, elle aurait sans doute laissé faire, affirmant que cela ne nous appartient guère : ne pas souffrir, mais s’en remettre à une décision de hasard, une de celles qui suivent des circonstances imprévues. Me voici contrainte à estimer, à évaluer avec mes critères et mes préjugés de bien portant son devenir de femme mourante ! Et demain, pour d’autres, des inconnus, devrai-je donner mon avis de médecin ?
Sa poitrine se soulève, je vois son cœur battre et son pouls régulier s’afficher sur l’écran, la poche à urines témoigne du fonctionnement de ses reins. Pourquoi des Steri-Strip ont-ils été mis sur les paupières. Pour protéger ses cornées ? Ils n’y étaient pas hier. Le cerveau flotte depuis longtemps dans son sang. Allais-je supposer que ce qui lui reste à vivre s’apparenterait à subir l’agonie ? Et choisir le « Débranchez, et tuez » ? S’agirait-il d’un nouveau devoir comme le prétendent les partisans de l’euthanasie, et contredire ainsi ce à quoi, en prêtant le serment d’Hippocrate, je m’étais engagée ? Guérir ou soigner, sinon pour le moins toujours soulager et accompagner, être à ses côtés le jour et la dernière nuit lui tenir la main… Sa dépendance va-t-elle faire partie de mon existence, plus encore que celle des très vulnérables, des malades mentaux, des patients chroniques et des personnes âgées devrait faire partie de la vie de tous ? Ou, au contraire, sommes-nous déjà inconsciemment conditionnés à penser en termes d’« économie dominante » pour, qu’avant d’avoir formulé la moindre décision, je me sente coupable d’imposer à la société le coût financier pour assumer sa dépendance ? Vais-je baisser la garde, aller au plus rapide au plus rentable, et renoncer à l’éthique ?
Puis la colère. Où sont les centres de soins palliatifs ? Un par département, nous avait-on promis !
L’impensé s’imposait à moi
« Décidez, nous n’avons plus que quelques heures. »
On venait juste de me parler du don d’organes, de France Transplant… Je me sentais figée, sidérée et je crus m’entendre dire :
« Allez-y, débranchez. »
Le bruit infernal des machines allait s’arrêter, les tuyaux, une artère à…
Dans cette situation singulière, je venais de mettre mes espoirs de médecin dans le don d’organes : la symbolique me convenait. Elle qui ne l’avait jamais évoqué, elle allait transmettre la vie et permettre à d’autres de poursuivre un peu plus confortablement la leur.
Je venais de décider ce qu’auparavant j’aurais refusé. C’est dire combien l’histoire de chacun et la singularité de toute situation clinique révèlent nos ambivalences et nos contradictions. Je ne peux plus prétendre aujourd’hui à aucune position extrême. Chaque décision est en dehors d’un cadre, même légal : elle nécessite le temps long, celui de la concertation et du débat éthique dans le respect de chacun.
Parce que les psychiatres sont coutumiers des histoires de vie, j’ai choisi de vous raconter celle-ci.
Quelle que soit la loi à venir, n’y aurait-il pas nécessité d’un accompagnement des proches et des aidants tant sont éprouvantes pour eux aussi les fins de vie ? Et de toute évidence, la clause de conscience pour médecin s’imposera.
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