Docteur, mon père et cher maître,
Voilà bientôt sept ans que tu nous manques, et je me dois de te donner quelques nouvelles du médecin de famille, cinquante ans après ton premier essai littéraire si empreint d’espoir et d’humanité. La médecine libérale porte de plus en plus mal son nom, on devrait plutôt dire maintenant qu’elle est libérable, car elle est en sursis, en voie d’éviction. Le temps n’est plus à la psychologie, l’enseignement des refoulements, du complexe d’Œdipe ou d'Électre, est délaissé, le raisonnement médical se fait en algorithmes, jusqu’à l’écoute du patient qui est, sans jeu de mots, du même acabit.
Nos successeurs sont techniquement bien formés, ils sont intelligents mais sans feu intime ni artifices, et s’ils ne deviendront heureusement jamais de par leur formation des gourous ou autres « patamédecins », ce nouveau formatage risque de sonner le glas du remède médecin. Je suis étonné que nos jeunes recrues en stage de SASPAS ne connaissent pas Michael Balint, pensent que Sigmund Freud n’était qu’un obsédé sexuel, ou n’identifient Françoise Dolto que comme la mère du chanteur Carlos.
Si cette évolution peut être vécue comme positive par une majorité d’enseignants en médecine, adeptes de tableaux et arbres décisionnels qu’ils jugent indispensables à la conduite de l’entretien avec un patient, elle élimine aussi tout l’empirisme qui faisait la richesse de la relation médecin malade. On ne possédera donc plus « nos patients », mais avec un risque de les laisser livrés à eux-mêmes, sans les considérer dans leur globalité psychosomatique, abandonnant cette médecine de l’homme vivant que tu chérissais tant.
Les jeunes attendent que tout leur soit servi sur un plateau
Les jeunes médecins ont de surcroît apparemment inversé une règle que l’on croyait fondatrice, à savoir faire passer le principe de réalité avant celui de plaisir, où l'on devait donc se contenter d’adapter nos désirs à la réalité. Ils ne se sentent maintenant nullement redevables de quoi que ce soit, et façonnent cette réalité pour qu’elle serve de canapé à leur plaisir. À voir ceux-ci attendre que tout leur soit servi sur un plateau, ne plus vouloir prendre d’engagement financier pour développer leur outil de travail, restreindre leurs responsabilités soignantes aux heures dûment rémunérées, à ne pas s’inquiéter des populations vivant dans les déserts médicaux et ne plus vouloir faire de gardes de secteur les week-ends et jours fériés, on peut se demander où sont passés la flamme et le flambeau.
La formation des médecins français a toujours débouché sur un esprit de caste, où leur savoir soignant les transforme en nantis incontournables, avec pour corollaire des exigences dignes de maîtres chanteurs, notamment auprès des institutions sanitaires. S’il n’y a plus de fantasmes de messie dans cette nouvelle génération, il n’en reste pas moins un désir de starification assez proche du footballeur homonyme devenu riche sans faire grand-chose.
Nous avons mal chanté notre métier. Nous avons laissé les autres imaginer martyre et vie de chien, esclaves des horaires, en oubliant de parler de l’épanouissement bienheureux à s’occuper des autres. Ce métier est magnifique et contraignant, mais ces deux adjectifs siéent aussi à la définition du bonheur. Sans être une fonction sacerdotale, il nous pousse à un certain dévouement, à faire preuve de patience et compassion, autant d’efforts qui n’auront plus lieu d’être vue l’évolution de la société qui dilue les responsabilités sur de multiples individus.
Au regard des modalités actuelles d’enseignement de la médecine, la question de la dispersion des compétences se résoudra probablement en créant tout simplement de nouvelles spécialités au concours de l’Internat, telles que l’écoute, le sourire au patient, qui ne manqueront pas de suivre l’imminente expertise en triage de patients.
Nous sommes donc tous responsables de cette faillite de la médecine libérale, de tout temps véritable casse-tête pour les énarques qui ont charge de nous administrer. En ne montrant depuis des années que plaintes et récriminations, en refusant de gérer et rationaliser nos actes soignants, en se pensant, à l’instar des jeunes maintenant, comme faisant partie de la caste des intouchables où tout nous est dû puisque nous détenons entre nos mains la santé de nos contemporains, nous avons enterré le médecin de famille.
Nous avons refusé, souvent violemment, de pactiser avec ce qui nous semble toujours être le diable, l’ARS, organisme incapable de nous comprendre puisque peuplé de fonctionnaires forcément obtus, alors que nous aurions dû négocier un terrain d’entente pour satisfaire la nécessité de gérer les comptes de la Nation tout en préservant notre liberté d’exercer. Cet aveuglément est notre handicap, définitif, et tout comme les animaux ne sont plus sauvages, nos jeunes médecins généralistes ne « super vivront » qu’enfermés dans des structures bâties sur mesure pour eux, où ils seront bien nourris, logés, mais aussi étroitement surveillés et contrôlés.
Vieux dinosaures que nous sommes…
Plus de médecin traitant, mais une affiliation géographique à la maison de santé de secteur, avec des conventions de transport pour les personnes âgées ou handicapées que l’on emportera sans autre forme de procès pour se faire soigner. Lucif-Ars soutient en effet apparemment les institutions privées érigeant des maisons de santé pluridisciplinaires, dévolues aux soins non programmés et aux gardes fixes de secteur. Certaines y proposent déjà, semble-t-il, des salaires de 5 000 € nets par mois pour 35 h par semaine, avec cinq semaines de congés payés et tout le packaging associé, ce qui ne pourra que plaire à cette jeunesse soucieuse en priorité de son confort et de sa vie familiale. Les contraintes inhérentes à de tels contrats ne sont par contre pas encore clairement établies.
Aux vieux dinosaures que nous sommes maintenant, assignés à nous éteindre dans nos cabinets libéraux, on peut opposer une génération tototte, habituée à vivre à l’écart de toute frustration, et à laquelle Françoise Dolto se serait probablement brillamment intéressée.
Docteur, mon père et cher maître, Voilà les nouvelles du monde médical qui va, où les soins ne sont plus libres mais soumis à programmations, et nous aurions eu bien besoin de ton aide pour nous parler et expliciter à nos contemporains, avec ta simplicité et ta clairvoyance coutumières, pourquoi le médecin de famille que tu prônais en exemple va maintenant passer à la postérité.
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