« Kwezi boueni, urende jeje ? (1) » Quand le docteur Jean-Marc Roussin accueille ses patients, c’est en shimaoré, l’une des langues locales de Mayotte. Exercer son métier dans un contexte interculturel commence par là pour ce généraliste installé à Chirongui, petite commune située dans le sud de Grande-Terre. « Échanger spontanément et en confiance avec les malades, ça passe déjà par le partage d’une même langue et la compréhension de la culture locale. Il y a, en plus, des mots en shimaoré qui n’ont pas de traduction en français, d’où l’importance de bien se comprendre pour bien diagnostiquer. » Ce matin de novembre, la jeune femme qui entre dans son cabinet vient le consulter pour son jeune fils fiévreux. « Ah, avec votre famille, on se connaît depuis longtemps, hein bouéni ?, plaisante-t-il. Quatorze ans de consultation dans le même village, ça crée des liens ».
Depuis le début de sa journée à 6 h 45, la salle d’attente est pleine à craquer. Une épidémie de grippe saisonnière sévit depuis quelques jours et malgré l’interminable attente, chacun s’arme de patience. Car beaucoup le savent, voir un médecin à Mayotte relève du parcours du combattant. « Quinze médecins de ville pour tout le territoire de Mayotte, soit trente fois moins qu’en métropole, imaginez combien ça se bouscule ! », regrette le généraliste.
D’autres patients veulent aussi s’assurer de le voir ce mois-ci pour un renouvellement de traitement ou un certificat médical car Jean-Marc Roussin ne consulte plus à temps plein. « Il y a vingt-deux ans, avec mon épouse, praticien hospitalier, nous nous sommes installés ici. Puis, nous sommes partis à la Réunion. Mais je n’ai pas voulu complètement laisser ma patientèle alors je reviens ici douze jours par an. » Pendant ces journées qui n’en finissent pas, Jean-Marc Roussin exerce une médecine à la croisée des réalités locales : « Outre le contexte sanitaire très compliqué, notamment une offre de soins largement insuffisante par rapport à la demande, on doit aussi travailler avec la grande précarité de la population. On oscille entre la médecine humanitaire et la médecine du XXIe siècle. On reçoit aussi bien un patient qui a vécu en métropole, au fait de la médecine moderne, qu’un habitant venu de la brousse qui se soigne encore de façon traditionnelle. »
À Mayotte, même si cette culture traditionnelle se perd, elle a façonné depuis des siècles les pratiques thérapeutiques. « Le copié-collé d’un cabinet métropolitain ne fonctionne pas ici, reconnaît Jean-Marc Roussin. Il est, par exemple, important de connaître et comprendre l’influence de l’islam, dans un territoire où 95 % de la population est musulmane. Mais aussi le rôle des croyances animistes, des plantes médicinales… »
Dans le quotidien des malades mahorais cohabite encore tout un monde invisible, à la croisée des différentes cultures arabe, africaine, malgache… Ainsi, à la maladie peuvent être associés séparément, alternativement ou parallèlement Allah, les esprits comme les djinns, le mwalimu (le sage-devin), le guérisseur, le fundi (l’expert), le généraliste…
Le médecin interniste Céline Lartigau-Roussin, aujourd’hui en poste au centre hospitalier Saint-Paul, à la Réunion, a beaucoup étudié cette cohabitation entre biomédecine et tradition. Dans De l’Harmonie dans le soin (2), elle raconte ses premières années au centre hospitalier de Mayotte : « Il me fallait comprendre les représentations du corps et de la maladie, les projections sociales (et individuelles) de la sorcellerie, la construction des entités nosographiques spécifiques. Cette approche anthropologique s’est intégrée à mon travail d’une façon de plus en plus profonde. »
Mais le turn-over des médecins sur l’île, pour la plupart contractuels m’zungus (N.D.L.R., métropolitains), ne permet quasiment jamais une connaissance aussi pointue et précieuse. Dans le cabinet du docteur Ali M’Lamali, à Mamoudzou, ce syncrétisme autour du corps malade est un sujet de discussion que le généraliste évoque volontiers avec Jessie et Raphaëlle, ses jeunes internes arrivées depuis peu en stage. « Nous devons être à l’écoute des patients qui croisent différents soins. Je me souviens dernièrement d’une personne hypertendue se soignant avec des plantes. Elle est venue juste au cabinet pour vérifier au glucomètre que son automédication fonctionnait bien. Ou de cette femme dont la masseuse traditionnelle avait annoncé une grossesse et voulait vérifier par une écho… Il ne faut pas ignorer et mépriser ces référents culturels sinon on passe à côté d’une partie de notre métier ici. Sans oublier que l’accès aux soins est tellement chaotique ici que la médecine traditionnelle est choisie pour pallier l’impossible rendez-vous avec un professionnel. »
Et, parfois, générer de graves complications. Sur le sujet, le docteur Gérard Javaudin, anesthésiste-réanimateur au Centre hospitalier et représentant du Syndicat des praticiens des hôpitaux publics (SPHP), a du mal à contenir son énervement : « La médecine traditionnelle peut mettre en danger et, ça, il faut aussi le répéter. Quand je vois un gamin brûlé parce qu’un fundi a décrété qu’il fallait enlever le mauvais sort en le mettant au-dessus d’une bassine d’eau bouillante ou que le cancer, vu comme une maladie de dieu pour certains, n’est pas soigné comme il le faudrait, ça me met en colère. L’interculturalité, oui, mais pas quand elle aggrave le mal ! »
(1) « Bonjour, madame, comment allez-vous ? »
(2) revue Face-à-face http://faceaface.revues.org/383
Jusqu’à quatre fois plus d’antibiotiques prescrits quand le patient est demandeur
Face au casse-tête des déplacements, les médecins franciliens s’adaptent
« Des endroits où on n’intervient plus » : l’alerte de SOS Médecins à la veille de la mobilisation contre les violences
Renoncement aux soins : une femme sur deux sacrifie son suivi gynécologique