« Ici c'est la Nièvre, là c'est l'Allier. Dans cette propriété, on est à cheval sur deux déserts médicaux et numériques. » C'est dans son petit château proche de Moulins que Guillaume de Durat, consultant en e-santé, a organisé il y a quelques jours l'université des déserts numériques et médicaux. Pour cette première édition, le temps était à l'orage dans le ciel comme sous la tonnelle où s'étaient réunis une centaine de convives, médecins, élus, industriels et experts du secteur.
Sujet du débat : faut-il miser fortement sur la télémédecine (et les outils numériques) pour venir à la rescousse des professionnels de santé dans les déserts. Alors que le concept s'impose dans les discours à Paris (le ministère de la Santé veut déployer cette pratique, la CNAM envisage d'ouvrir des négociations tarifaires), certains médecins se montrent beaucoup plus sceptiques au cœur de la diagonale du vide.
Travail supplémentaire
Le Dr Laurent Chauvot est généraliste dans l'agglomération de Nevers. Déjà épuisé, le médecin ne veut pas gérer des patients « virtuels » en plus de sa patientèle habituelle. Impossible. « Dans ma commune, il y a trois médecins pour 16 500 patients. Je suis à 40 actes par jour et j'ai 460 mails en absence de malades qui m'envoient leurs données de santé pour un oui ou un non. La télémédecine est un travail supplémentaire, pas une aide ! »
La salle s'anime : certains professionnels lèvent les yeux au ciel, d'autres opinent du chef. On parle de « frein générationnel », de « résistance au changement ». Le Dr Arnaud Depil Duval, responsable des urgences au CH Eure-Seine, met les pieds dans le plat : « La télémédecine, c'est comme Skype mais en pire. Plutôt qu'utiliser un logiciel commun, on en fait un par pathologie. Et aux urgences, quand on appelle le grand spécialiste de la "neuro" du CHU, on a son interne en ligne ! La télémédecine ne changera rien, c'est une fausse bonne idée. » Toujours revient la question du temps médical qu'il faudrait reconquérir. Sur le papier, le Dr Depil fait 206 heures par mois. Dans les faits : 320.
Fracture numérique
Du côté des avocats de la e-santé, la frustration bride parfois l'enthousiasme. Le Pr Jacques Cinqualbre trépigne. Concepteur d'une station de téléconsultation, l'ancien chirurgien spécialiste de la transplantation d'organes ne comprend pas pourquoi l'État s'accroche coûte que coûte à une politique médicale incitative à l'installation quand la télémédecine (avec un infirmier à la manœuvre au besoin dans les zones désertées) ferait tout aussi bien le job pour réduire les distances. « Parle-t-on de désert médical ou de désert tout court ? Je vois mal les jeunes généralistes y développer une activité », argumente le spécialiste.
Le Dr Emmanuel Mahé, lui, voit dans la télémédecine un « vrai service aux patients » en matière d'accès rapide aux soins spécialisés. Dermatologue à l'hôpital d'Argenteuil, il prodigue des conseils via une plateforme de télé expertise auprès de six prisons et trois hôpitaux d'Ile-de-France. Son délai de réponse ? Moins de trois heures.
Le très haut débit, une des clés
La télémédecine souffre d'un paradoxe : imaginée pour pallier le manque de médecins, elle se révèle particulièrement utile dans des zones où la connectivité comme les financements publics font défaut et freinent son essor. En France, 50 % de la population bénéficie du très haut débit, mais seulement 31 % en zone rurale. Près de 3 500 communes sont mal ou très mal couvertes par les opérateurs – avec un débit trop faible pour du transfert de données de santé. Les collectivités territoriales, en mal de ressources, peinent à investir.
Reste la question centrale de la rémunération des professionnels. Pour « déverrouiller massivement » la télémédecine, promesse d'Emmanuel Macron lors de sa campagne, il faudra une tarification à la fois transparente, incitative et pérenne. Emmanuelle Pierga, d'Orange healthcare, est ici catégorique : « La télémédecine connaît un problème organisationnel, financier mais pas technique. Quid du modèle économique ? Que ce soit à l'acte ou au forfait, pour y arriver, le médecin devra être payé. » Pas d'objection dans la salle…
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