C'est un sujet très sensible à trois mois de l'élection présidentielle : huit millions de Français vivent actuellement dans un désert médical. À qui la faute ? Aux médecins libéraux, affirme, sans autre forme de procès, l'émission « Cash Investigation ». Dans un numéro, intitulé « Liberté, Santé, Inégalités », qui sera diffusé à l'antenne jeudi soir sur France 2, mais qui est déjà disponible sur la plateforme de France Télévision, l'émission prend pour cible la liberté d'installation des médecins et les organisations syndicales qui la défendraient bec et ongles. Le reportage démarre en opposant la Ferté Macé, 5 500 habitants, un désert médical dans l'Orne où il y a 4 médecins généralistes pour 10 000 habitants et Biarritz présenté comme « le paradis médical dont on rêve tous », là où il y a « peut être plus de médecins que de surfeurs », avec 22 généralistes pour 10 000 habitants, commente la voix off, appuyée par une musique des îles, des images de surfeurs et du soleil.
Pour forcer encore le trait, le journaliste interroge le Dr Guillaume Barucq, « fils et petit-fils de médecin » - et plus connu aussi récemment pour ses positions très controversées sur le vaccin et les traitements contre le Covid - qui affirme avoir voulu faire médecine pour pouvoir s'installer là où il le souhaite et notamment au bord de l'océan. « Une des caractéristiques en France de la médecine libérale est justement la liberté », insiste le généraliste. Mais face à cette liberté, « un beau concept qui entraîne une mauvaise répartition sur le territoire, comment règle-t-on ce problème ? » s'interroge la voix off.
Ambiance feutrée et pull jeté sur les épaules
Alors que la Cour des comptes dénonce les mesures incitatives inefficaces et que d'autres libéraux comme les pharmaciens, les infirmiers ont une liberté d'installation restreinte, « pourquoi ne peut-on pas aussi l'imposer aux médecins ? » ajoute le journaliste. Le syndicalisme médical est alors mis clairement au pilori. Sur un ton caricatural, le reportage diffuse d'anciennes images de l'Université d'été de la CSMF, en présence de ses cadres. Ici « pas de manifestation et barbecue merguez », contrairement aux images d'Épinal des syndicats populaires comme la CGT mais « ambiance feutrée et pull sur les épaules », décrit, avec ironie, le journaliste.
Et pour représenter la profession, l'émission a interrogé deux anciens responsables syndicaux : le Dr Martial Olivier-Koehret (ex-président de MG France) et le Dr Jean-Paul Hamon (président d'honneur de la FMF). Alors que le sujet concerne les jeunes médecins, aucun syndicat représentatif de ces futurs praticiens n'a été questionné. Et pas un mot non plus sur la gestion depuis trente ans de la démographie médicale par la puissance publique.
« Puisque vous êtes payés par les contribuables, lance Élise Lucet à l'adresse du Dr Hamon, vous ne devriez pas aller là où les gens ont besoin de vous ? Tous les syndicats ont toujours bloqué sur cette liberté d'installation », dit-elle. « Ce n'est pas la faute des médecins mais de l'État qui n'a pas donné les moyens pour rendre attractive la médecine libérale », a-t-il tenté de répliquer. Mais las !
Roman photo pour les négociations conventionnelles
La charge ne s'arrête pas là. Dans cette affaire, selon « Cash Investigation », les ministres de la Santé, de droite comme de gauche, finissent toujours par être d'accord avec les syndicats, en raison du système de la convention médicale. Le reportage tourne dès lors les négociations entre l'Assurance-maladie et les syndicats en dérision sous la forme de roman-photo où le directeur général de la Cnam, Nicolas Revel en l'occurrence, tente de séduire les médecins.
« Il commence la négociation par un beau bouquet d’aides financières mais quand il leur demande des contreparties, ça coince et souvent il est obligé de céder pour signer une convention », résume « Cash Investigation » caricaturant la mécanique conventionnelle. L'émission passe, par exemple, à la trappe le fait qu'en l'absence d'accord conventionnel, c'est un règlement arbitral qui s'applique, sur lequel les syndicats médicaux n'ont aucune prise.
Droit de réponse
L'émission a déjà provoqué l’indignation des médecins. Sur Twitter, le Pr Olivier Saint-Lary, président du Collège national des généralistes enseignants (CNGE) le décrit comme « simpliste et manichéen » et tente d'avancer d'autres arguments que ceux présentés.
5/ Maintenant une question ❓️
— Olivier Saint-Lary (@PIFOP) January 9, 2022
Que pensez vous, chère @EliseLucet qu'il va se passer si un système cohercitif est mis en place ?
Réponse : les étudiants vont fuir les spécialités concernées par cette contrainte (notamment la MG) et le nombre de postes vacants va augmenter
Sur son site, le président de l'Union française pour une médecine libre (UFML), le Dr Jérôme Marty a posté une longue vidéo en guise de droit de réponse à Elise Lucet. Le généraliste de Fronton pointe deux erreurs grossières de l'émission. « Non la Nation ne paie pas les études des médecins, pas plus que la formation d'un énarque. Et puis les externes et les internes sont notoirement sous rémunérés et pourtant ils font tourner l'hôpital », lance-t-il.
Contactée par « le Quotidien », la CSMF veut saisir l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle (Arcom) pour obtenir un droit de réponse. « On ne peut pas laisser diffuser une émission aussi inexacte et grave, réagit le Dr Jean-Paul Ortiz, président de la Conf. Elle est à charge contre le monde libéral. Le positionnement est politique et idéologique. C'est un choix antilibéral délibéré d'Elise Lucet. Aujourd'hui, les problèmes de santé ont besoin de tout sauf un journalisme dont le but est de faire de l'audimat ».
De son côté, MG France regrette aussi le côté « caricatural » du reportage. « En prenant les deux villes aussi extrêmes, la Ferté-Macé et Biarritz, il ne faut pas s'étonner qu'il y eût autant d'écart, explique son président, le Dr Jacques Battistoni. Et c'est plus facile d'imposer le conventionnement sélectif que d'expliquer pourquoi cette régulation serait contreproductive. Il y a plus de médecins qui partent à la retraite y compris dans les zones bien dotées et moins de médecins formés. Du coup, les jeunes ont du choix ». Ne souhaitant pas alimenter cette polémique naissante, le syndicat de généralistes affirme vouloir avancer sur la question de l'accès aux soins, qui sera au « centre » de ses propositions dans le cadre de la campagne présidentielle.
Aide médicale d’État (AME) : dans un centre de PMI en première ligne, deux sénateurs prennent le pouls du terrain
Un partenariat Doctolib/Afflelou ? Les ophtalmos libéraux ne font pas « tchin-tchin »
Enquête sur les restes à charge « invisibles » : 1 500 euros par an et par personne, alerte France Assos Santé
Missions, consultation et diagnostic, prescription : le projet Valletoux sur la profession infirmière inquiète (déjà) les médecins